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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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colères, une indifférence glaciale que le
souvenir de ces fâcheries vint d’abord corroborer les
accusations d’empoisonnement. Il fallut d’autres témoignages, celui de Brézé, de Chevalier et même de Dunois
pour convaincre mes juges de ma bonne entente avec
Agnès.
    Pendant ces longs mois d’instruction, je vécus dans
une complète solitude dont on me tirait seulement
pour me confronter à des témoins sortis du passé et qui
avaient quelque chose à dire à mon sujet. Comme le fin
mot d’une énigme, j’appris ainsi ce que nombre de gens
pensaient réellement de moi. La haine et la jalousie, si
répétitives et si communes, ne suscitèrent bientôt plus
que lassitude et indifférence. Mais quand une femme ou
un homme, très sincères et souvent très modestes,
entraient pour témoigner d’une bonté que j’avais eue
pour eux ou simplement venaient manifester leur estime
ou leur affection, j’en avais les larmes aux yeux.
    Plus le procès avançait, plus l’injustice dont j’étais victime s’allégeait pour moi et plus, au contraire, celle quej’avais fait subir aux autres pesait lourdement sur ma
conscience.
    À cet égard, c’est relativement à Macé que je me sentais le plus coupable. Je revivais notre rencontre, nos
premières années, tentais de me remémorer comment
s’étaient peu à peu installés l’éloignement et une forme
d’indifférence. Je reçus régulièrement de ses nouvelles
mais ne la revis pas. Il était évident qu’elle souffrait de
ma disgrâce. Heureusement, celle-ci était venue à temps,
alors que Macé avait accompli son rêve suprême, en
assistant à l’intronisation de Jean à l’archevêché. Elle ne
me l’écrivit pas, mais je me demandai si, elle aussi, à sa
manière, n’était pas soulagée. Plutôt que de prêter le
flanc aux vengeances et donner le spectacle de sa
déchéance, elle fit ce qu’elle désirait secrètement : elle
se retira dans un monastère et se livra à la contemplation et à la prière. Elle mourut au terme de la première
année de ma détention. Je pensai beaucoup à elle et,
n’ayant pas la ressource de prier, je formai seulement
des vœux pour que sa fin eût été sereine.
    Cette première année de détention passa étrangement vite. Je changeai de lieu, transféré jusqu’à Lusignan, à la garde des hommes de Chabannes. Cet ancien
écorcheur, assassin et traître au roi, ennemi juré du dauphin, trouva là l’occasion de montrer son zèle, ce d’autant qu’il était personnellement intéressé à ma perte et
convoitait plusieurs de mes biens.
    La tentative que j’avais faite d’échapper au jugement
en arguant du privilège ecclésiastique échoua. J’avais
certes été élève de la Saint-Chapelle, mais je n’avais pas
pris la tonsure et l’exemption me fut refusée. Le procès
reprit.
    La procession des témoins continua, interminablement. À l’évidence, elle n’amusait pas autant mes juges
que moi. Ils estimèrent que ce ramassis de ragots, ces
fautes ambiguës que je trouvais en général le moyen de
justifier ne constituaient pas un dossier suffisamment
accablant. Ce fut à ce moment-là, et ma main tremble
encore en l’évoquant, que j’entendis pour la première
fois parler de torture.
    Qui peut me croire quand je dirai que je n’y avais
jamais pensé jusqu’alors ? Ce procès était resté l’affaire
de l’esprit ; il allait devenir celle du corps. Il me semblait
avoir déjà tout perdu, pourtant je disposais encore de
cette enveloppe de vêtements qui, si peu que ce soit,
protège et dissimule. On allait d’abord me la retirer. Je
fus interrogé à demi nu, assis pendant de longues heures
sur la sinistre sellette. Mes juges, que j’avais considérés
un peu vite comme mes égaux, prirent soudain un
ascendant violent, basé non sur la justesse de leurs accusations, mais sur le fait qu’ils s’adressaient à moi de haut,
assis sur une estrade tandis que je l’étais sur mon petit
banc et qu’ils étaient couverts tandis que je livrais à leurs
regards ma peau sans protection. C’était la première
fois que je découvrais en public la déformation qui creusait ma poitrine et je m’en sentais particulièrement
humilié. De surcroît, je craignais que cette trace d’une
violence exercée sur moi dès ma naissance, comme la
marque du poing de Dieu dans ma chair, n’en appelle
d’autres, en vertu de cette loi de la nature qui veut qu’un
animal blessé excite contre lui ses

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