Le Grand Coeur
qu’arrivé à l’heure d’évoquer mon arrestation, mon enthousiasme faiblirait. Il n’en est rien.
Curieusement, le souvenir que j’en garde n’est pas mauvais. J’ai même le sentiment très net aujourd’hui que madisgrâce a constitué pour moi comme une nouvelle naissance. Tout ce que j’ai vécu depuis ce jour a été à la fois
plus intense et plus profond, comme s’il m’était donné
de découvrir à nouveau la vie, mais armé de l’expérience
acquise au long de ces années.
On me transporta de prison en prison, placé à la
garde tantôt d’hommes respectueux et même amicaux,
tantôt de personnages qui n’hésitaient pas à se montrer
méprisants.
Les premiers jours furent difficiles. La soudaineté
de mon changement de condition me faisait presque
douter de la réalité des événements. Il me semblait que
quelqu’un allait entrer d’un instant à l’autre et me dire :
« Allons, nous avons voulu vous faire peur. Reprenez
votre place au Conseil et montrez-vous fidèle au roi. »
Mais rien de tel ne se produisit, bien au contraire. Mon
procès commença et ma détention se durcit.
Alors, je fus gagné par un sentiment inattendu et
presque voluptueux : j’éprouvai comme un intense soulagement. Le poids que j’avais sur les épaules, cette lourdeur qui s’était révélée pendant ma déambulation dans
l’Argenterie, l’évidence d’être écrasé par ma fortune et
ses obligations, tout cela, avec mon arrestation, avait disparu d’un coup. Déchu, j’étais délivré, et la captivité me
rendait la liberté.
Il peut paraître incroyable qu’une telle catastrophe
soit au principe d’un véritable soulagement. Ce fut
pourtant le cas. Je n’avais plus à me soucier de convois
et de commandes, de dettes à recouvrer et de prêts à
consentir, d’impôts à lever et de marchés à pourvoir,
d’ambassades à conduire et de guerres à financer. La
croix sur laquelle j’étais écartelé, ce chemin de Tours àLyon et des Flandres à Montpellier, autour duquel s’ordonnaient mes affaires en France, je n’avais plus à m’en
préoccuper, non plus que des complications italiennes
ni des intrigues orientales. Tout cela vivait en dehors de
moi, et ma détention me dispensait d’y prendre aucune
part. Je pus me consacrer à une activité à laquelle il ne
m’était plus donné depuis longtemps de me livrer :
rester étendu pendant des heures et rêver. M’asseoir sur
le banc de pierre d’une fenêtre et regarder au loin l’horizon bleuir avec le soir.
Mes songes me portèrent d’abord à revisiter ces
années passées dans l’action auxquelles avait manqué le
recul de la contemplation, le jugement lent des événements et des hommes. Je fus aidé dans cette remémoration par le procès lui-même. Grâce à lui, je vis ressortir
du passé des personnages que j’avais oubliés et j’entendis évoquer des actions dont je n’avais même parfois
jamais été informé. On me reprocha les choses les plus
diverses et souvent les plus invraisemblables : d’avoir
vendu des armes aux mahométans, d’être entré en possession d’un petit sceau du roi qui me permettait de
rédiger de faux documents en son nom, de m’adonner
à l’alchimie et de fabriquer de l’or par des moyens de
sorcellerie...
La seule accusation que je redoutais vraiment, c’était
celle qui aurait révélé mes relations intimes avec Agnès.
Je savais que pour un tel crime, il n’y aurait aucun
pardon et que je le paierais de ma vie. Je craignais aussi
et peut-être surtout qu’il entachât la mémoire d’Agnès.
Après sa disparition et quoiqu’il se fût presque immédiatement consolé avec sa cousine, le roi s’était montré
d’une grande magnificence avec Agnès. Il était capable,si la preuve était administrée qu’il avait été trompé, de
revenir sur ses bontés et de souiller l’image de celle dont
il avait fait, à titre posthume, l’égale d’une sainte.
Mes alarmes restèrent sans objet. Tout au contraire et
à ma grande surprise, l’accusation qui surgit fut que
j’avais empoisonné Agnès. La femme qui rapportait ce
fait était à demi folle. L’invraisemblance de son propos,
jointe à la maladresse avec laquelle elle le soutenait,
contribua assez rapidement à la discréditer.
Cette calomnie eut cependant un mérite : elle me fit
mesurer avec quelle habileté Agnès avait su dissimuler
nos relations. Nous avions si bien et si souvent mimé des
brouilles, des
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