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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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accusation. Au fond, dans une telle hypothèse,
les aveux que je signerais ne seraient pas les miens mais
les leurs. Ils tireraient de leur esprit les forfaits qu’ils me
reprocheraient et tout cela ne pourrait avoir que peu de
rapport avec la réalité. Le roi, qui me connaissait, percevrait peut-être que ma confession rendait un son faux.
    Tandis que si l’on me soumettait au supplice, ce qui
sortirait de moi ne pourrait être que la vérité. Qui sait
si, rendu fou par la souffrance, je n’irais pas jusqu’à
confesser l’essentiel, mes relations avec le dauphin,
mon amitié avec le roi d’Aragon et surtout mes relations
avec Agnès.
    Finalement, ma proposition fut refusée.
    *
    Les supplices commencèrent.
    Heureusement, j’eus l’impression que la discorde
entre mes juges n’avait pas abouti à une décision
franche. On ne m’appliqua pas d’abord de tortures
insupportables. Les bourreaux, à contrecœur, car leur
instinct les inclinait à en faire beaucoup plus, se contentèrent de m’attacher pendant les interrogatoires dans
des positions peu commodes et qui, à la longue, devenaient douloureuses. Le supplice consistait surtout à
provoquer en moi un épuisement physique supposé
m’inciter à livrer des aveux qui abrégeraient la séance.
Conscient du piège, je me bornais à donner des renseignements de peu d’importance sur de vétilleuses erreurs
commerciales. J’avouai par exemple des manquements
au paiement de la gabelle sur le sel du Rhône, faute que
le roi lui-même connaissait et sur laquelle il fermait les
yeux.
    Au bout de quelques semaines, le régime des tourments se durcit. Je reçus des coups et quoiqu’ils fussent
encore supportables, ils provoquèrent en moi une véritable panique. Je réitérai ma proposition à mes juges
d’avouer tout ce que l’on voudrait.
    Au terme de dix jours pendant lesquels les bastonnades et flagellations augmentèrent continûment en
violence, j’en vins à envisager le suicide. Au moment où
je considérai ce qui, dans l’appartement que j’occupais,
pourrait être utilisé pour me pendre, une délégation de
magistrats vint heureusement m’annoncer que ma
requête était, en fin de compte, acceptée. L’acte d’accusation serait établi dans la semaine et je devais m’engager à le signer. J’acceptai, en tentant de masquer un
enthousiasme qui aurait pu être mal compris. La fin
de l’année se passa à élaborer l’acte d’accusation. Ayant
pris le parti de tout accepter, il revenait à mes juges d’aligner des griefs qui fussent à la fois vraisemblables et suffisamment graves pour justifier la sentence qui avait
manifestement été décidée auparavant.
    Je savais que tout cela devait, quoi qu’il arrivât, déboucher sur une incrimination de lèse-majesté, avec pour
châtiment la mort.
    Mais, fut-ce les moyens employés pour y parvenir et
qui, à certains moments, frisèrent la farce, fut-ce l’intuition que le roi en voulait davantage à ma fortune qu’à
ma vie et ne pourrait facilement s’emparer de celle-là
qu’en épargnant celle-ci, je n’ai jamais cru à l’hypothèse
d’une exécution capitale.
    De fait, quand les commissaires désignés pour me
juger publièrent leur acte final d’accusation, la peine
proclamée était bien la mort. Mais moins d’une semaine
plus tard, la sentence fut commuée et l’on n’exigea plus
de moi que de faire amende honorable. L’essentiel du
châtiment était la confiscation de mes biens et un tribut
de plusieurs centaines de milliers d’écus. Il me revenait
de trouver les moyens pour le payer. Je ne serais libéré
qu’après m’être acquitté de cette gigantesque somme.
En quelque sorte, j’étais l’otage de moi-même. On me
laissait la vie sauve avec pour condition que je l’emploie
désormais à payer ma liberté d’un prix si élevé que le
reste de mes jours ne suffirait pas pour y parvenir.
    Le roi désigna un procureur pour procéder à la liquidation de mes biens et d’abord à leur recensement.
L’homme qui fut choisi pour cet emploi difficile fut Jean
Dauvet, le même en compagnie duquel j’avais effectué
mon ambassade à Rome. Nous nous connaissions bien
et Dauvet n’avait pas, à ce qu’il m’en souvenait, quoi
que ce fût à me reprocher. Cependant, c’était un magistrat. Il appartenait en tant que tel à une espèce que
j’avais peu fréquentée avant mon arrestation mais que
j’ai appris à connaître en détail depuis. De tels personnages,

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