Le Grand Coeur
humiliation me délivra doublement.
D’abord, elle me fit prendre conscience intimement
que tout était perdu ; je n’avais pas le droit de demander
à Guillaume ni à tous les autres de se sacrifier pour
acheter une liberté qu’un roi capable de commettre une
telle injustice ne m’accorderait jamais. Je le leur fis
savoir dès le lendemain.
Ensuite, scellant la fin de mon procès, cette cérémonie me fit entrer dans un nouvel état qui ressemblait
beaucoup, je l’ai dit, à celui d’un otage qui attend qu’on
assemble sa rançon. Cette condition est, à tous les
égards, plus douce. N’espérant plus obtenir d’aveu, il
était inutile à mes geôliers de me tourmenter. Ils m’octroyèrent des conditions de vie plus favorables. La première faveur que je demandai, et à ma grande surprise
obtins, fut la présence auprès de moi de mon valet Marc.
Il ne m’avait, à vrai dire, jamais quitté. Il me suivait de
ville en ville, au gré de mes lieux de détention. N’étantpas autorisé jusque-là à me voir, il s’installait en général
dans une mauvaise auberge où il gagnait rapidement
l’affection d’une servante ou d’une cuisinière.
Dès qu’il put me rejoindre et me parler, il provoqua l’effondrement d’une première prison : celle dans
laquelle je m’étais enfermé moi-même. Je cessai d’un
coup de me résigner à mon sort et rejetai le dilemme
qui avait occupé mon esprit les semaines précédentes. Il
n’était plus question ni de payer pour me libérer ni de
rester dans cette geôle jusqu’à ma mort. Avec Marc, une
évidence s’imposa : je devais me libérer moi-même.
*
L’affaire ne se présentait pourtant pas simplement.
À Poitiers, j’étais enfermé dans deux pièces dont les
fenêtres avaient été murées. La porte qui donnait vers
l’extérieur était garnie de plaques de fer et fermée par
trois verrous. Plusieurs sbires vivaient et dormaient de
l’autre côté. La lumière du jour pénétrait à peine par un
fenestron muni de barreaux, situé au-dessus de la porte.
Marc était autorisé à entrer en fin de matinée avec
mon linge et le déjeuner. Il restait avec moi jusqu’à ce
que sonnent les vêpres à la chapelle.
Lorsqu’il m’avait parlé d’évasion, après un premier moment d’enthousiasme, j’avais tout de suite été
découragé par les obstacles matériels et surtout par ma
piètre condition physique. Avant même d’élaborer un
plan pour permettre une fuite, il fallait que je retrouve
l’énergie, la musculature, la santé que ces vingt mois de
réclusion avaient altérées. Sans que les gardes puissent
en prendre conscience, je me lançai, sous la conduite deMarc, dans un programme d’exercices corporels. L’appétit revint et Marc, à l’aide de ses relations de cuisine,
fit améliorer mon ordinaire, ajouta des viandes à mon
menu, me fit profiter de tous les fruits de saison.
Je demandai et obtins, sous de très strictes conditions,
de bénéficier d’une promenade dans la cour du château
chaque matin. La lumière du soleil encore pâle en cette
fin d’hiver me fit sortir de l’état d’hébétude où m’avait
plongé l’obscurité de mes geôles. Je sentis de nouveau,
comme aux premiers temps de mon incarcération, la
légèreté de ma nouvelle condition, délivré du poids de
mes responsabilités. La détention n’en était que plus
pénible, car elle faisait obstacle au plein usage de cette
liberté nouvelle. Mon désir de préparer une évasion s’en
augmentait d’autant.
Marc, pendant toute cette période, me tenait à l’écart
de ses recherches, mais il ne cessait d’explorer dans
le château comme aux alentours les failles de la surveillance qui s’exerçait sur moi. Il m’en fit le compte
rendu au début du printemps quand il vit que j’étais
physiquement prêt à envisager l’épreuve de la liberté.
Il avait tout appris sur tout le monde et connaissait
par le menu les vices, habitudes et travers de la garnison
du château, depuis le chef des gardes jusqu’au plus
négligeable valet porteur de seaux. Marc ne savait ni lire
ni écrire, mais son esprit était aussi précis qu’un grimoire couvert de notes. Chaque personnage dont
pouvait dépendre si peu que ce fût ma liberté était
répertorié dans sa mémoire et associé à ses faiblesses.
L’ivrognerie de l’un, le fait qu’untel fût cocu, la faiblesse
d’un troisième pour la bonne chère, l’habitude qu’avait
un autre de rencontrer une
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