Le Grand Coeur
par profession, prennent le parti de se séparer del’humanité, en épousant la cause abstraite de la loi. Il
n’y a pour eux ni excuses, ni erreur, ni souffrance, ni
faiblesse, rien en somme de ce qui est humain. Il y a le
droit, quelque injustice qu’il recouvre. Ils sont les prêtres
de ce dieu dépourvu de merci et, pour le contenter,
peuvent sans états d’âme user du mensonge, de la violence, s’adjoindre l’ignoble brutalité de tortionnaires,
prêter foi aux dénonciations des êtres les plus vils.
C’est ainsi que Dauvet s’employa avec zèle, compétence et, j’oserai dire, honnêteté, à me dépouiller. Ses
efforts méthodiques pour faire le compte de mes biens
procédaient de la sentence qui avait été prononcée
contre moi. Cela suffisait à ses yeux à rendre cette action
juste. Peu lui importait que les hommes forts de l’entourage du roi, ceux-là mêmes qui s’étaient proclamés mes
juges, s’emparassent sans vergogne de mes propriétés
dès qu’il les avait découvertes. La loi, dans sa lettre, était
respectée et cela suffisait à Dauvet.
Cette période de ma détention, après le soulagement
qu’avait constitué la publication de la sentence, fut
encore pleine d’enseignements pour moi. D’abord, en
suivant les progrès de Dauvet dans le dénombrement de
mes affaires, je pris conscience plus complètement de
leur étendue. Le développement de notre entreprise
avait été si rapide et si continu, il avait exigé tant d’efforts, qu’il n’était resté aucune place pour la contemplation. De surcroît, mon rôle dans ces affaires était la plupart du temps de donner l’impulsion initiale. D’autres,
par la suite, les faisaient prospérer et j’ignorais généralement jusqu’où ils les avaient menées.
Ce fut une grande satisfaction de mesurer l’étendue
et la puissance du réseau que nous avions créé.
En même temps, je découvrais ce qui avait permis ce
succès : c’était exactement ce que ni Dauvet ni les prédateurs qui se partageaient mes dépouilles n’avaient
compris. L’entreprise que j’avais créée s’était à ce point
développée parce qu’elle était vivante et que nul ne la
contrôlait. Liberté était donnée à tous les membres de
ce gigantesque corps d’agir à leur guise. En se jetant sur
les morceaux qu’ils pouvaient saisir, en plaçant mes
biens sous séquestre, en démembrant chaque pièce de
drap contenue dans nos magasins, Dauvet et les chiens
qui couraient à sa suite ne faisaient que fouiller les
entrailles d’une bête morte. Tout ce qu’ils saisissaient
cessait d’être libre et donc de vivre. La valeur de ces
choses devenues inertes, sitôt évaluées, se mettait à
décroître, car elles ne valaient vraiment que dans le
mouvement incessant et libre de l’échange.
Les bilans de Dauvet me redonnaient espoir. Car derrière ce que le procureur avait dénombré et figé, j’apercevais, sans le lui dire, bien entendu, tout ce qu’il n’avait
pas encore touché et qui lui échappait. Je savais que
Guillaume de Varye, arrêté en même temps que moi,
était parvenu à s’évader. Jean de Villages, Antoine Noir,
tous les autres, pour la plupart réfugiés en Provence, en
Italie ou cachés dans des territoires mal contrôlés par le
roi, s’employaient à soustraire le plus de choses possible
à l’inventaire mortifère de Dauvet. Entre leurs mains,
ces réserves, ces magasins, ces bateaux continuaient de
circuler et de vivre.
Ils parvinrent à me faire passer des messages. Je compris ainsi que l’entreprise était gravement affaiblie mais
pas morte.
La situation était assez claire. Dauvet, en se saisissantde dépouilles, ne parviendrait jamais à réunir les
sommes qui étaient exigées de moi. Mais le reste de mes
affaires, qui lui échappait encore et resterait toujours, je
l’espérais, hors de sa portée, générait encore d’importants profits. Le choix était simple. Allais-je ou non
demander à mes amis de travailler dans un seul but :
remettre au roi tout ce qu’ils gagneraient pour obtenir
ma libération ? Ou donnerais-je la préférence à notre
entreprise, la laissant prospérer sans moi ? Cela signifiait
que je faisais mon deuil de ma liberté.
Il y eut alors cette affreuse cérémonie au cours de
laquelle, au château de Poitiers où j’avais été transféré,
je dus m’agenouiller devant Dauvet, représentant le roi,
et demander merci à Dieu, au souverain et à la justice.
Cette ultime
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