Le Grand Coeur
Sicard nous
dérouta vers des ports ou nous fit mouiller au vent d’îles
qui nous dissimulaient, pendant qu’une voile suspecte
traversait l’horizon. Nous fîmes eau à Agrigente, puis
en Crète. Enfin, par une longue, ultime et périlleuse
traversée en haute mer, nous atteignîmes Alexandrie
d’Égypte. Une partie du déchargement se fit dans ce
port. Certains de mes compagnons en profitèrent pour
descendre par voie de terre jusqu’au Caire où régnait le
sultan. Malgré l’envie que j’avais de me joindre à eux, je
dus rester à bord avec deux autres voyageurs qui souffraient, comme moi, d’un flux de ventre et de fièvre.
La galée presque vide devait poursuivre le voyage vers
Beyrouth puis revenir à Alexandrie chercher ceux qui
y avaient débarqué. Les malades, dont j’étais, continuèrent donc sur le bateau pour cette courte traversée.
Mon état s’améliora peu à peu. J’avais repris mes esprits
et, pendant ce bref voyage, j’interrogeais l’équipage sur
la Terre sainte. Quelques marins, qui s’y étaient déjà
rendus, me firent le récit de ce qu’on y trouvait. Tous
insistèrent pour dire que j’allais être émerveillé. Sitôtdébarqué à Beyrouth, je le fus. Mais un curieux sentiment se mêlait à cette admiration. J’étais étonné de mon
émerveillement. Je parvenais mal à discerner ce qui me
semblait en ces lieux si digne de louange.
Bien sûr, il y avait les couleurs de cette côte escarpée :
la mer y prend des teintes émeraude et, au loin, de hauts
sommets dominent la ville, couverts par plaques du vert
sombre des forêts de cèdres. Le site est splendide, mais
d’autres escales nous avaient déjà réservé d’aussi beaux
spectacles.
Beyrouth est une ville ouverte qui conserve les traces
d’édifices bâtis par les chevaliers de la croisade mais la
plupart sont détruits. Cette ruine est tristement semblable à celle qui frappe nombre de villes et villages de
France. On y voit se côtoyer, comme chez nous, riches
et pauvres, notables et petit peuple. Et il ne semble pas
que les conditions inférieures soient plus enviables en
Orient que dans nos bourgs.
L’émerveillement ne venait pas non plus des références à l’Évangile. Les pèlerins que je croisai à Beyrouth vivaient dans une perpétuelle émotion car ils
allaient d’un lieu sacré à un autre. Une place pelée, couverte de cailloux, les mettait en transe dès lors qu’ils y
avaient cru reconnaître le lieu où la femme adultère
avait été lapidée. Mais j’ai déjà confessé mon peu d’appétit pour ces nourritures célestes.
Pour mes compagnons, commerçants avant tout, le
plus grand émoi naissait des découvertes que nous faisions dans les souks. La ville regorgeait de marchandises
précieuses : poteries vernissées de Martaban, soies d’Asie
Mineure, porcelaines de Chine, épices des Indes...
Cependant, ces trésors n’étaient pas produits sur place.On trouvait bien dans la ville des artisans qui émaillaient
le verre, incrustaient de nacre le bois de cèdre ou martelaient le cuivre, mais leurs ouvrages étaient somme toute
modestes. Quant à la contrée alentour de la ville, écrasée
de chaleur, elle avait l’air de tout sauf d’un jardin des
Hespérides. Il fallait se rendre à l’évidence : la Terre
sainte n’était pas un paradis. D’où provenait alors le
caractère particulier de ces terres, qui forçait l’admiration ? Je le compris au bout d’une semaine.
La galée avait été déchargée de nos dernières marchandises. Sicard les avait remplacées par des biens
achetés sur place et destinés au Caire. Le bateau repartit
pour Alexandrie. Il était prévu qu’il revienne dans un
petit mois. Je décidai de rester à terre avec quelques
compagnons. Nous nous rembarquerions au prochain
passage. En attendant, je voulais m’enfoncer plus avant
dans les terres et percer le mystère de cet Orient au goût
étrange.
Nous louâmes des ânes à un moucre et partîmes en
direction de Damas. Le chemin serpentait dans la montagne. Malgré la chaleur des journées, les nuits étaient
glaciales. Nous nous réveillions couverts d’une abondante rosée qui glissait sur la peau et s’infiltrait dans le
col. Ensuite, nous descendîmes par une large vallée que
les pèlerins nomment la vallée de Noé. Ils croient que
c’est précisément en ce lieu que Noé construisit son
vaisseau, en attendant le déluge. Par des gorges, nous
pénétrâmes dans un vaste espace de désert
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