Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
Vom Netzwerk:
personne la plus proche et une des seules à ne pas courir
vers le déjeuner. Heureusement, mon chapeau me dissimulait et j’étais encore dans l’ombre du mur tandis
qu’ils avançaient aveuglés par le plein soleil. Je pense
qu’ils ne m’ont pas reconnu. Quand j’ai pris la fuite, ils
ont ri bruyamment et n’ont pas cherché à me poursuivre. Sans doute m’ont-ils pris pour un pauvre paysan
que leurs atours de riches marchands avait effrayé.
    Malgré tout, j’ai manqué de peu d’être démasqué etsaisi. Après cette alerte, j’ai décidé de ne plus m’aventurer en ville pour le moment. Je vais tâcher de me faire
oublier. Je reste dans la maison et limite mes promenades à ses alentours.
    Le matin, notre terrasse est encore dans l’ombre et la
fraîcheur de la nuit empêche de s’y tenir immobile. Je
choisis ce moment pour marcher sur le sentier qui descend vers la mer. La nature, ici, ne s’éveille pas avec le
jour. C’est le soir, au contraire, que les couleurs flamboient et que s’exhalent tous les parfums. Avec l’apparition du soleil, les plantes semblent se tasser, pâlissent et
s’immobilisent en prévision des coups que la chaleur va
leur asséner jusqu’au crépuscule. Le petit matin est le
moment indiscret où l’on assiste aux préparatifs de cette
veillée. La mer elle-même, à cette heure matinale, bouge
à peine et le clapot des petites vagues sur les rochers
coupants produit un murmure régulier, apaisant comme
une berceuse. J’utilise ces heures douces pour laisser
remonter en moi les souvenirs du passé. Quand j’en suis
plein, au point de ne plus prendre garde à ce qui m’entoure, je remonte lentement entre les buissons de lauriers et les yeuses, et je m’installe sous la treille déjà
tiède, pour écrire.
    Il y a beaucoup de maisons comme la nôtre dans l’île
et j’espère que mes poursuivants se lasseront de les
explorer avant de m’avoir trouvé. J’ai fait passer par
Elvira un billet à l’aubergiste qui m’a fourni cette
cachette pour lui demander de faire courir le bruit de
mon embarquement sur un navire en partance pour
Rhodes ou l’Italie. J’ai ajouté à mon message une somme
propre à le convaincre de s’exécuter.
    Sans que rien ne puisse le justifier, j’ai confiance.Depuis le temps que l’on me traque, j’ai fini par bien
connaître les méthodes de mes poursuivants. Ils se
jettent sur les indices qu’on leur lâche avec bien peu de
discernement. Il suffit d’attendre.
    Cela change pourtant l’ambiance de mon séjour.
J’étais venu chez Elvira dans l’idée de rester seulement
quelques jours. Il me faut plutôt compter en semaines,
voire en mois. La douceur que j’ai trouvée auprès d’elle
n’est plus seulement un réconfort de passage. Notre
muette affection prend la force d’un véritable attachement. Je ne sais ce qu’elle ressent mais, pour moi,
quelque chose est en train de naître qui ne ressemble
pas encore à de l’amour, peut-être, simplement, au
bonheur.
    L’écriture m’occupe de plus en plus. Depuis que j’ai
commencé le récit de ma vie, mon plus grand désir,
chaque jour, est de plonger dans le passé comme dans
une eau claire et chaude.
    J’en suis à raconter mon voyage en Orient, et le décor
où le sort m’a placé en ce moment est bien le meilleur
que je puisse imaginer pour m’inspirer. Chio, avec sa
chaleur et ses couleurs, est déjà tout entière au Levant...
    *
    Ce fut un voyage extraordinaire. J’en conserve un
souvenir si détaillé et si précis qu’il me serait possible de
vous en entretenir pendant des jours. Pourtant, sur l’instant, la richesse de cette expérience m’apparut d’abord
comme un chaos de nouveautés qui troublait mon
entendement. Je n’exagère pas en disant qu’il m’a fallu
le reste de ma vie et tant d’autres expériences pourmettre de l’ordre dans ce qui fut d’abord un choc et me
laissa presque sans connaissance.
    Sur le bateau, nos journées se passaient dans la chaleur du pont. L’ahan des rameurs, les craquements du
bateau, la nausée et les battements sourds du mal de
tête me troublaient l’esprit. Mes compagnons n’étaient
pas en meilleur état. Les fiers bourgeois du départ
avaient remisé leurs beaux vêtements dans les coffres
de l’entrepont et ils passaient leurs journées couchés,
alentour du bastingage, livides et breneux. Du coup,
nous en oubliions les dangers du dehors, en particulier
les corsaires. À plusieurs reprises, Augustin

Weitere Kostenlose Bücher