Le Grand Coeur
qui mène
à Damas. C’est là qu’une rencontre me fit découvrir ce
que je cherchais.
Une caravane de chameaux arrivait lentement du
Levant. Assoupis par le branle majestueux de ces animaux, les chameliers nous regardèrent à peine. Les
bêtes étaient chargées d’énormes ballots dans lesquels
on distinguait des jarres de terre, des tapis, de la vaisselle de cuivre. Le moucre nous expliqua que la caravane arrivait de Tabriz, en Perse, et qu’elle convoyait des
marchandises venues de toute l’Asie. La caravane passa
lentement devant nous, et soudain, je compris ce qui
m’émerveillait dans ce pays : il était le centre du monde.
En lui-même il ne disposait pas de qualités exceptionnelles, mais l’histoire avait fait de lui le lieu vers lequel
tout convergeait. C’était là qu’étaient nées les grandes
religions, là que se mêlaient les peuples les plus divers
que l’on croisait dans les rues : arabes, chrétiens, juifs,
turcomans, arméniens, éthiopiens, indiens. Surtout,
c’était vers lui que les richesses du monde entier étaient
attirées. Ce qu’on produisait de plus beau dans la Chine,
l’Inde ou la Perse y rejoignait les meilleures fabrications
de l’Europe ou du Soudan.
Cette découverte nourrit mes pensées tandis que nous
cheminions vers Damas. Elle bouleversait l’image que je
m’étais faite jusqu’ici du monde présent. Si la Terre
sainte en était le centre, cela signifiait que notre pays
de France était relégué très loin sur ses marges. Les querelles interminables du roi de France et de l’Anglais, les
rivalités entre le duc de Bourgogne et Charles VII, tous
ces événements que nous regardions comme essentiels
n’étaient que détails sans importance et même sans réalité quand on les considérait d’où nous étions. L’Histoire s’écrivait ici ; nous en découvrions les traces à tout
instant sous la forme de temples recouverts par les
sables. Les croisés avaient cru pouvoir conquérir ces
terres. Ils y avaient été défaits après tant d’autres et leursruines s’ajoutaient à celles des civilisations que le centre
du monde avait attirées et qui s’y étaient abîmées.
J’étais heureux d’avoir démêlé l’écheveau de mes
pensées. Mais à quelle conclusion cela m’amenait-il ?
Avais-je trouvé pour autant ce que j’étais venu chercher ? Ma mélancolie était la preuve que non. Cet Orient
était encore trop réel, trop semblable. En découvrant le
désert aux teintes dorées, j’avais songé de nouveau au
léopard de mon enfance. Il venait de là et m’indiquait
la direction à suivre. Peu avant d’entrer à Damas, je traversai une crise que mes compagnons ne comprirent
pas.
Nous avions fait halte dans une oasis où s’était arrêtée
une autre caravane, immense celle-là, incomparablement plus nombreuse et riche que toutes celles que
nous avions rencontrées. C’était un véritable monde à
elle seule. Elle comptait près de deux mille chameaux,
richement sellés. Ils étaient agenouillés et débâtés
quand nous arrivâmes. Disséminés dans toute l’oasis et
même le désert alentour, ils formaient une masse immobile, grouillante de chameliers mais aussi de femmes et
d’enfants, affairés autour des feux qui fumaient dans
des trous de sable. Quand, au petit matin, le signal fut
donné, cette multitude se leva d’un coup, pour se préparer au départ. On aurait dit qu’une ville entière s’était
dressée et s’apprêtait à se mettre en mouvement. Les
montures, laborieusement, s’assemblèrent en groupe,
par famille et tribus, et se placèrent en file. À l’avant, la
caravane était précédée par les timbaliers qui battaient
d’énormes tambours, cependant que derrière chevauchaient des hommes en armes. On me dit qu’elle avait
pour destination les déserts de Scythie. Là, elle devaitfaire jonction avec d’autres convois encore, qui allaient
jusqu’en Chine.
Je ressentis un puissant appel intérieur à me joindre à
cette caravane. Je ne suis pas d’un caractère mystique.
Mon habitude est plutôt de rester maître de mes sentiments. Pourtant, cette fois, je me sentis submergé. J’avais
la conviction, à laquelle rien ne m’avait préparé, de
croiser mon destin en cet instant. J’avais déjà beaucoup
sacrifié pour me rendre en Orient, lieu de tous les possibles, terre promise de mes rêves, mais je n’étais encore,
pour ainsi dire, qu’à mi-chemin. Je pouvais encore trancher les derniers
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