Le Grand Coeur
que j’avais imaginé, l’ancienne
amitié était encore là et il serait l’homme qu’il me fallait.
Une servante rôdait dans les parages. Jean lui parlait
avec douceur et je le notai comme un présage favorable.
Rien ne m’aurait gêné comme de le retrouver brutal de
manières, ainsi que le sont trop souvent les soudards.
— Donc, lui dis-je, tu es devenu homme de guerre ?
— Je l’ai voulu, Jacques, je l’ai voulu, me répondit-il
pensivement, sans cesser de sourire avec ses yeux tristes.
Il me raconta longuement ce qu’était la guerre dans
les troupes de France. Seuls les nobles y tenaient un
rôle. Ils décidaient de tout, fût-ce pour imposer leurs
erreurs. Les autres n’étaient que des carcasses engraissées pour le sacrifice.
Il n’avait aucun goût pour l’art de la guerre, à la différence d’autres roturiers que j’ai rencontrés par la suite.
Je compris que Jean avait cherché un chef et n’en
avait jamais trouvé. Il me parla du siège d’Orléans, seule
mêlée où il avait pu donner la pleine mesure de son
énergie. Il avait combattu derrière cette Jeanne d’Arc
dont il ne savait rien sinon qu’elle se prétendait envoyée
par un Dieu en qui il ne croyait pas. Il l’avait croisée
au camp tandis qu’on ôtait son armure. Il avait vu sa
jambe nue, maigrichonne, et elle avait baissé les yeux. Je
compris qu’il aurait pu la suivre jusqu’à la mort. Il aimait
les chefs plus faibles que lui. Les autres, tôt ou tard, ildirigeait sa violence vers eux et les quittait pour ne pas
avoir à les mettre en pièces.
Je m’assis devant lui, pour paraître encore plus petit,
et j’étalai sur la table mes deux mains blanches aux
ongles toujours soignés, mains de femme m’avait-on dit
souvent, désarmées et qui, au moment où je cherchais à
avoir prise sur lui, témoignaient de ma faiblesse.
Il s’approcha et les saisit. Son visage s’éclaira et j’eus
presque l’impression que des larmes venaient au bord
de ses paupières.
— Jacques, me dit-il, c’est la Providence qui t’envoie.
L’amitié d’enfance était bien là, celle qui avait une
fois pour toutes réparti les rôles entre nous. Il était prêt,
de nouveau et pour toujours, à me suivre. C’était gagné.
*
Les deux années qui suivirent furent étranges. Intérieurement, je savais exactement où j’allais et je ne doutais pas un instant du succès de ce que j’entreprenais.
Pourtant, du dehors, ma situation était plus que précaire. J’avais été en prison. Ensuite, sans explication,
j’avais tout quitté pour partir en Orient. La seule excuse
eût été que j’y fisse fortune ; j’étais rentré sans un sou.
La trentaine largement dépassée, je n’avais en somme
rien accompli par moi-même. Le mot de « bon à rien »
ne fut jamais prononcé, mais je devinais sa présence
dans l’esprit de ceux qui m’entouraient. Sauf Macé, qui
eut toujours confiance en moi à sa manière, silencieuse
et absente. Elle souhaitait sincèrement mon succès,
même si je la soupçonne d’avoir toujours su qu’il m’éloignerait d’elle. Aux enfants, elle racontait de merveilleuses histoires dont j’étais le héros. Mais mon fils Jean
avait déjà treize ans. Il pouvait juger par lui-même. Et
quand, malgré sa réserve naturelle, il me posait des
questions sur ma vie, j’avais la nette impression qu’il
doutait de moi.
Mon beau-père ne vieillissait pas. Tout en se plaignant
sans cesse, il était secrètement heureux d’être toujours,
et peut-être pour longtemps encore, celui sur lequel
reposerait la survie de la famille. J’étais assez sûr de mon
fait pour ne pas craindre son jugement. Je voulais seulement qu’il consentît une dernière fois à m’avancer de
l’argent. C’était nécessaire pour mettre en route l’entreprise dont j’avais l’idée. Je renonçai à le convaincre du
bien-fondé de ma démarche. Quelque argument que
je puisse employer, il avait son opinion faite : il n’attendait de moi que des revers. Je fis intervenir Macé et, finalement, il céda.
Nous louâmes un entrepôt, dans le faubourg des tanneurs. La première réunion se tint à la mi-juin, par une
journée caniculaire. L’odeur des peaux entrait par les
croisées ouvertes et nous comprîmes pourquoi le loyer
qu’on nous avait consenti était si bon marché. Autour
d’une méchante table en bois de sapin dont chacun se
tenait éloigné, par peur d’y ramasser des échardes,
Guillaume, Jean et
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