Le Grand Coeur
sur l’ancien emploi de Marc. Elle les avait obtenus,
disait-elle, en soudoyant la femme d’un aubergiste du
quartier, dont l’établissement se transformait la nuit en
maison de jeu. Tout ce qu’elle me dit sur mon valet était
exact. Mais il m’en avait fait l’aveu lui-même. Elle fut
très déçue de voir que mon opinion sur lui ne changeait
pas.
Il mit un peu plus de temps à me parler d’elle. Cequ’il m’apprit était grave, mais le fait qu’elle me l’eût
caché l’était plus encore. D’après l’enquête de Marc,
Christine n’était pas une fille de famille mais la bâtarde
d’un duc. Élevée par sa mère qui exerçait les fonctions
de camériste chez la duchesse de Bourgogne, elle avait
acquis par imitation les manières d’un monde auquel
elle n’appartenait pas. Après la mort de sa mère, elle
avait préféré faire usage de ses charmes plutôt que d’entrer dans la domesticité. Elle était tombée dans la dépendance d’un filou dont elle avait eu une fille. L’enfant
était chez une nourrice à Pontoise. Sa jeunesse, sa
beauté et son éducation permettaient à Christine de
chasser des gibiers de prix. Au début, son protecteur
l’avait cédée à des hommes riches qui en usaient en
pleine conscience de son état et payaient. Par la suite,
elle avait jugé plus lucratif de dissimuler sa véritable
identité et de feindre la passion auprès d’hommes
capables de se ruiner pour elle. Un magistrat du Parlement s’était pendu deux ans auparavant, en lui laissant
une grosse somme. Grâce aux troubles qui perturbaient
la ville, elle parvenait toujours à disparaître et revenait
bientôt sous une identité nouvelle. Son nom véritable
était Antoinette.
Je reçus cette révélation comme un coup de poignard.
Il m’est difficile de dire ce qui fut le plus douloureux. La
conscience d’avoir été trahi ? La métamorphose de
l’objet aimé ? La banalité d’une histoire que je croyais
unique ? Ou peut-être, surtout, la déception de voir disparaître l’estime de soi que l’amour m’avait donnée ?
Ma première réaction fut, évidemment, de mettre en
doute les révélations de Marc. Il s’y attendait.
— Ne vous abaissez pas à vérifier mes dires, meconseilla-t-il. Tout est vrai. Si vous voulez savoir vraiment
à qui vous avez affaire, il existe un moyen très simple.
Pour en avoir le cœur net, j’organisai sur ses conseils
une ultime épreuve qui me permettrait de porter sur
Christine-Antoinette un jugement définitif. Je l’informai
de mon prochain départ pour un voyage de quatre
jours. Elle me posa quelques questions sur la maison et
je lui laissai toutes les clefs, y compris celles des coffres.
C’était une manière un peu perfide de la tenter, mais je
voulais que l’épreuve fût complète. Pour lui laisser les
mains tout à fait libres, j’annonçai que Marc m’accompagnerait. En réalité, si je m’éloignai effectivement
jusqu’à Versailles, mon valet resta sur place pour organiser une souricière. La deuxième nuit qui suivit mon
départ, le protecteur d’Antoinette apparut avec une
charrette et trois hommes armés. Marc avait disposé
toute une garde autour de la maison et, fort pour une
fois de son bon droit, il avait mis en alerte les hommes
du guet. Ils attendirent que les coffres soient ouverts et
qu’en sortent les premières caisses de monnaie pour
intervenir. Tous les malfrats finirent en prison. Mais
Marc, sur ma demande, s’arrangea à regret pour que
Christine puisse disparaître sans être inquiétée. Ensuite,
il invita ses compagnons à boire à ma santé.
Je ne revis jamais Antoinette.
III
L’ARGENTIER
Mon aventure avec Christine se termina ainsi, par
cette farce tragique. Mais elle me marqua plus que je
n’aurais cru. J’en gardai pour longtemps une méfiance
instinctive à l’endroit des femmes. J’avais cru détester
celles qui me recherchaient pour des raisons vénales ;
j’en vins à les préférer. Rien, désormais, ne me parut
plus suspect que l’amour désintéressé. Il fallait
me rendre à l’évidence : j’étais devenu par ma prospérité, surtout en un temps de grande misère, un objet de
convoitise et d’intrigue. Quiconque essaierait de me
faire accroire le contraire déclencherait pour longtemps
ma méfiance et presque ma haine. Ce fut injuste, sans
doute, pour plusieurs femmes que je croisai dans le reste
de ma vie et qui eurent peut-être pour moi des sentiments sincères.
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