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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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Toutefois, le dommage que je leur causai
en les repoussant me parut toujours moins grave que
celui que j’aurais subi en me laissant berner par une
nouvelle Christine.
    J’en tirai une autre leçon qui m’arrêta un instant sur
le bord de l’avenir et me poussa à remettre en question mes projets. Tant que j’avais vécu dans mes rêves,j’avais été préservé de toute médiocrité. Je n’avais que
de hautes ambitions et je calculais le moyen de mobiliser, pour les atteindre, des forces plus hautes encore.
Depuis que j’avais entrepris d’inscrire ces rêves dans la
réalité, je devais m’habituer à patauger dans la boue du
quotidien, dans le trouble marécage des jalousies et des
convoitises. Jean et Guillaume prenaient leur part, et
très largement, de ces contraintes, mais il m’en restait
beaucoup. J’avais une grande envie de tout abandonner,
de reprendre la vie humble que, somme toute, je méritais, auprès de ma femme et de mes enfants.
    À vrai dire, ce que je souhaitais surtout, c’était
de quitter la capitale et la charge qui m’y retenait. Le
faire, cependant, eût été trahir la parole donnée au
roi et donc ne plus rien espérer ensuite de lui, sinon sa
rancune.
    Alors, j’attendis. Christine m’avait seulement fourni
de nouvelles raisons de détester Paris. Comme cette
ville, elle était un mélange de raffinement et de brutalité, de plaisir et de danger, de beauté et de trahison, de
civilisation et d’ordure. Pour m’en délivrer, je ne quittai
plus l’atelier et m’absorbai dans mon travail. J’excitai les
fourriers du roi à rapporter toujours plus de métal à
fondre, sachant que cela signifiait plus de pillages dans
la ville, plus de tribut prélevé sur sa population, plus de
plaies sur son corps déjà supplicié. Et, malgré moi, j’en
ressentis de la douleur car, pas plus que je ne parvenais
à regretter d’avoir connu Christine, je ne pouvais me
défendre d’une trouble et paradoxale tendresse pour
cette ville que pourtant je voulais fuir.
    Il n’aurait pas fallu, si je ne voulais pas y laisser la santé
de mon esprit, que cette situation se prolongeât trop.Fort heureusement, au début du mois de juin, un message du roi me fit savoir qu’il me nommait commis à
l’Argenterie. Il fallait que je rejoigne Tours au plus vite.
La bonne nouvelle était que je devais quitter Paris. Peu
m’importait de savoir que c’était pour occuper une
fonction inconnue et qui me paraissait subalterne. À
rechercher les faveurs royales, n’étais-je pas entraîné sur
la voie de la soumission ? J’eus un instant la tentation de
repousser cette offre et de rejoindre mes associés. Mais
une intuition me poussa à ne pas rompre et à attendre.
Après tout, le roi connaissait ma situation et mes projets.
    Huit jours plus tard, je sortis de Paris par la porte
Saint-Jacques. J’emmenai deux gardes comme escorte et
Marc. Il n’avait peur de rien dans la vie, sauf des chevaux. C’était un vrai bonheur de le voir, tremblant et
livide, agripper le pommeau de sa selle dès que sa monture allait au trot...
    Je pris mon temps pour rejoindre Tours, où se trouvait l’Argenterie. Je profitai même de l’occasion pour
passer par Bourges. Macé et les enfants m’accueillirent
avec tendresse. Jean avait beaucoup grandi. Il était
excessivement sage et pieux. Dès cette époque, il était
résolu à entrer dans les ordres. C’était évidemment sous
l’influence, volontaire ou non, de sa mère. Il ne pouvait
avoir hérité de moi la foi entière, sans faille, qui lui donnait cet air grave. Il avait perpétuellement au coin de la
bouche un petit sourire à la fois bienveillant et hautain.
Ce n’était pas le rictus extatique des saints, ni l’absence
rêveuse que je connaissais si bien, plutôt la mimique à la
fois charitable et méprisante des dignitaires religieux.
C’est sans doute pour suivre la même intuition que Macé
avait décidé d’en faire, s’il était possible, un évêque voireun cardinal. Avec le temps et mon absence, elle avait
peu à peu changé. Ce qu’il y avait en elle de secret et de
taciturne, comme un vin jeune qui peut soit se bonifier,
soit tourner en vinaigre, était devenu non pas bonté et
simplicité mais, au contraire, désir de paraître et vanité
sociale. Mes fonctions à Paris, l’argent que je lui envoyais
et qui coulait maintenant à flots, tant par les bénéfices
de ma charge que par l’activité de notre entreprise,
Macé transformait

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