Le Grand Coeur
tout en signes de dignité et de réussite. Dans le succès et la façon de le laisser paraître, il y a
un aspect plaisant et généreux : les fêtes, les parures, la
bonne chère. Ce n’était pas la voie que Macé avait
choisie. Elle était tout entière du côté de la gravité et
de la rigueur austère. Le luxe, pour elle, c’était de faire
célébrer des messes, de se rendre aux enterrements en
grand deuil, de recevoir pour Pâques ou à la Noël des
processions de gens ennuyeux et riches, dans le secret
espoir de parvenir à se montrer à leurs yeux encore plus
sinistre et largement aussi prospère.
Elle entretenait une correspondance avec mon frère
qui était finalement entré dans les ordres et poursuivait
à Rome une carrière qui allait faire de lui un évêque.
Je me rendis compte combien ma vie de labeur à Paris
m’avait éloigné de ma famille. L’aventure avec Christine
m’apparaissait avec le recul de plus en plus bénéfique.
Elle m’avait ouvert les yeux sur un autre monde, dans
lequel le luxe vient au secours du plaisir et forme avec lui
un couple éphémère, délicieux et coupable. Je ne regrettais pas Christine mais ce qu’elle m’avait apporté faisait
en permanence contrepoint à ce que je voyais dans notre
bonne ville. Bref, un ressort s’était cassé : pendant longtemps, Macé et ses parents avaient indiqué pour moi laroute à suivre. J’obéissais à leurs décrets sans me poser
la moindre question. Depuis mon voyage en Orient et
surtout mon séjour parisien, cette fascination avait cessé.
Elle laissait place à une lucidité si aiguë qu’elle me faisait presque souffrir. Macé, ses ambitions, son désir de
respectabilité, ses prétentions à la vertu et à l’honneur
m’apparurent comme ridicules et tristement bourgeoises.
En même temps, ces besoins étaient faciles à satisfaire.
L’essentiel pour elle était que je continuasse ma carrière
dans le monde afin qu’elle pût exciper des titres dont la
fortune me parerait. Il fallait aussi que l’argent lui permette de rendre visibles les étapes successives de notre
ascension. Elle désirait des maisons et des serviteurs,
des robes et des offrandes votives, des places pour nos
enfants et des messes chantées pour son salut. Moyennant cela, elle supportait bien mon absence, mieux en
tout cas que mon retour. Notre lien charnel, qui n’avait
jamais été très solide, cessa pratiquement d’exister.
Quand, de passage à Bourges, je tentai de m’approcher
d’elle, je la trouvai plus absente que jamais. Pire, il me
sembla cette fois que son silence recouvrait des prières
et j’en fus naturellement refroidi. Sans aller jusqu’aux
nouveautés que Christine m’avait fait découvrir, le
simple registre des gestes de tendresse ordinaires, entre
une femme et son mari, semblait, pour Macé, peccamineux et nécessiter une contrition devant Dieu. Je n’insistai pas. Malgré le discret sentiment de culpabilité que
je sentais au fond de moi — car, en somme, c’était
ma faute si je l’avais délaissée —, je refusai de m’abîmer
dans le regret et plus encore de me transformer, à sa
suite, en parvenu et en dévot. Ainsi, je ne prolongeai pas
mon séjour au-delà de deux courtes semaines.
J’avais le cœur léger, en quittant notre ville. Il me semblait qu’un poids venait de m’être ôté. Macé avait trouvé
sa voie, qui n’était pas la mienne. Mais nos deux efforts
se complétaient. Parti à la poursuite de mes rêves, je
produisais malgré moi des biens matériels. Macé les
transformait en respectabilité et en avenir pour les
enfants. Tout allait, au fond, pour le mieux.
J’avais donné congé à Marc pendant mon séjour et je
le retrouvai tout heureux. Il avait multiplié les bonnes
fortunes avec des servantes et des filles de joie. Il me
décrivit une autre ville, que je n’avais jamais eu le loisir
de connaître, une ville de tripots et de bordels, de beuveries et de promiscuité.
Nous arrivâmes à Tours en plein mois d’août, juste
après les fêtes de l’Assomption. La ville était écrasée par
la chaleur. J’eus quelques difficultés à trouver l’Argenterie. C’était un petit bâtiment sans fenêtre situé derrière la cathédrale. Il était gardé par deux soldats dépoitraillés, assoupis dans un coin d’ombre. Ils m’indiquèrent
de mauvaise grâce que l’Argentier n’était pas en ville.
Malgré la lettre qui me nommait commis à l’Argenterie,
ils refusèrent de
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