Le Grand Coeur
m’ouvrir.
Je louai une chambre dans une auberge en bordure
de Loire et attendis. Je commençais à m’interroger sur
les intentions du roi. Pourquoi m’avait-il affecté à ce service étrange et qui paraissait en complet sommeil ? En
glanant des renseignements en ville, j’appris que cette
Argenterie était une sorte d’entrepôt utilisé pour placer
des objets nécessaires à la cour. On y trouvait des tissus
et des tentures, quelques meubles et des instruments
domestiques. C’était en quelque sorte l’intendance de la
cour. Cela dit, la réalité était moins brillante. Plusieursbourgeois, auprès desquels je me présentai et qui
connaissaient ma famille, me firent des confidences
quant à la réalité de cette institution. L’Argenterie était
mal tenue, mal pourvue et rares étaient ceux, à la cour,
qui trouvaient un intérêt à s’y fournir. La plupart préféraient acheter directement le nécessaire et plus encore
le superflu auprès des marchands. J’en savais quelque
chose, moi qu’on avait si souvent sollicité pour des prêts.
Faute d’avoir autre chose à faire, je lançai des courriers vers Jean et Guillaume pour leur demander de me
rejoindre à Tours. Il était temps de faire le point de nos
affaires. Je me sentais prêt désormais à m’y investir tout
entier.
Pendant que je les attendais, l’Argentier revint. C’était
un brave seigneur tourangeau au visage rouge. Je
compris qu’il avait une propriété du côté de Vouvray et
s’intéressait plus à ses vignes qu’à l’Argenterie. Mon
arrivée ne lui avait pas fait plaisir. Il ne souhaitait pas
que quelqu’un vînt mettre son nez dans ses affaires. La
charge que lui avait confiée le roi était certainement très
lucrative. En tout cas, il avait à l’évidence choisi de faire
avancer ses intérêts plutôt que ceux des clients supposés
de l’Argenterie. Quand il me fit visiter ses entrepôts, je
mesurai à quel point ils étaient dégarnis et mal tenus. Il
fit quelques difficultés avant de me laisser consulter ses
livres. Quoique la comptabilité n’ait jamais été mon
métier, j’en savais assez en la matière pour constater de
graves irrégularités. Messire Armand, c’était son nom,
m’expliqua sans conviction que la guerre avait ruiné
l’Argenterie et ne permettait pas de l’approvisionner.
Quand un objet était disponible, il fallait s’en rendreacquéreur quel que fût son prix. Ainsi justifiait-il
d’acheter tout si cher.
Il me raconta cela en souriant et en me regardant en
coin. Visiblement, il cherchait à m’expliquer son système et à m’y faire entrer. Ainsi nous partagerions les
profits de ses petits arrangements. Cette idée ne lui plaisait pas, mais il la préférait encore à la perspective de
tout perdre, si je révélais ses forfaits.
J’observai tout cela avec plus de pitié que de convoitise.
Les semaines suivantes furent très calmes. Pendant les
chaleurs d’août, l’activité était partout ralentie et celle
de l’Argenterie plus qu’aucune autre. En septembre,
rien ne se passa non plus. Messire Armand s’occupait de
ses vignes, puis il profitait des meilleurs jours de chasse.
Le roi et la cour étaient loin et rien n’indiquait qu’ils
dussent se rapprocher bientôt de Tours : l’hiver s’annonçait peu actif. Pendant toutes ces semaines, je fis de
longues promenades le long du fleuve. Maintenant, je
savais que toutes ces eaux allaient à la mer et que la mer
allait vers l’Orient. Au bord de cette étendue liquide, je
me sentais en communion avec le monde entier. C’était
une pause bienvenue après l’agitation de ces derniers
mois. Je passais de nombreuses heures dans les entrepôts, seul la plupart du temps. Sous prétexte d’inventaire et en maniant des pièces de drap trouées par les
mites ou des cuirs desséchés, je réfléchissais au parti que
l’on pouvait tirer de cette Argenterie. Elle avait dû être
utile jadis, en des temps plus fastes. Ne pouvait-elle le
redevenir ? Peut-être était-ce là l’intention secrète du
roi. Plus j’y pensais, plus il me semblait que quelque
chose devait être possible. À tout le moins, l’Argenterie,en supposant que j’en devienne le titulaire, pouvait être
un client de première importance pour la maison de
négoce que nous étions en train de construire. Et je sentais qu’il serait sûrement possible d’aller au-delà.
*
Guillaume arriva aux premiers jours de l’automne et
Jean nous rejoignit la
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