Le Grand Coeur
vendre du bétail ou des fromages. Le seul aliment qui pourrait nous intéresser —
nous en avions parlé — était le sel, et il fallait y voir un
symbole. Nous nous intéressions à ce surplus qui confère
du goût à l’ordinaire, à ce qui différencie le festin de
l’animal de celui de l’homme. Le sel de la terre...
Pour le reste, ce que nous allions faire circuler à la
surface du globe, c’était le meilleur des créations
humaines. Soieries d’Italie, laines des Flandres, ambre
de la Baltique, gemmes du Puy, fourrures des forêts
froides, épices de l’Orient, porcelaines de Cathay, nous
serions les desservants d’un culte nouveau rendu au
génie de l’être humain.
On voit que, marchant sur les mauvais chemins des
coteaux crayeux qui dominent la Loire, j’étais plus que
jamais porté par le rêve. Cependant, le rêve, désormais,
prenait la teinte plus soutenue des objets réels, comme
si, par nos efforts, il devait bientôt entrer de plain-pied
dans le monde.
*
Le signe attendu est arrivé à la fin de l’hiver. Le roi
me convoqua à Orléans, où se tenaient les états généraux. Je n’avais personne à quitter à Tours. Pendant que
j’y séjournais, mon identité peu claire ne m’avait paspermis de trouver une place parmi les diverses castes de
la ville. Les nobles continuaient de me tenir pour un
bourgeois et les bourgeois se méfiaient de quelqu’un
qui détenait une charge royale, si humble fût-elle.
Aurais-je été plus puissant que personne n’aurait pris en
considération ces différences. J’eus maintes occasions
par la suite de m’en rendre compte. Mais ma richesse
privée et ma responsabilité à l’Argenterie s’accordaient
mal. L’une était déjà considérable quoique peu visible.
L’autre, très apparente, faisait de moi un subalterne.
Je m’accommodai très bien de la quarantaine méfiante
que m’imposaient les notables. J’en profitais pour me
mêler aux paysans chaque fois que mes promenades
hors de la ville me menaient dans des fermes ou des
hameaux. Il m’arrivait de tenir compagnie des après-midi durant à des troupes de jeunes filles pendant
qu’elles lavaient le linge, pieds nus dans le courant frais
des rus. Je les regardais manier le battoir de bois. J’aimais leur chair ferme, leur peau rose, leur denture
pleine de force. Si haut que je sois monté par la suite,
j’ai conservé la certitude d’appartenir au peuple, de partager ses pensées et ses souffrances, mais aussi sa santé et
sa puissance de vie. Dieu sait combien j’ai pu au cours
de ma vie fréquenter de palais et approcher de souverains. Ce ne furent que des visites, comme celles que
l’on rend à des étrangers, pressé de rentrer chez soi. Or
chez moi, c’est le peuple, le troupeau des simples.
Je laissai Marc s’entremettre à mon profit et je prolongeai ces visites par des aventures purement charnelles
avec des paysannes. Elles se montraient naturelles en ma
compagnie. Ma plus grande victoire et la certitude du
plus grand plaisir, je les obtenais quand, oubliant tout àfait ma fortune et mes relations, elles plaisantaient avec
moi comme avec un camarade. Instruit par la mésaventure de Christine, je cherchais le plaisir et le jeu, sans
plus y mettre les illusions de l’amour.
Je quittai tout cela avec regret et la pleine conscience
qu’une page allait bientôt se tourner qui ferait de moi et
pour longtemps un autre homme.
Orléans était tout agitée par la foule des délégués aux
états généraux. Je trouvai le roi à l’étage d’un grand
bâtiment qui faisait face à la cathédrale. Je fus frappé
par les changements qui s’étaient opérés en lui. Il semblait en avoir terminé avec la solitude qui m’avait tant
frappé lors des entretiens précédents. La première fois,
c’était une solitude absolue, dans l’obscurité d’une salle
vide ; la deuxième, c’était l’isolement pathétique d’un
homme cerné par une cour envahissante, obséquieuse
et pourtant hostile. À Orléans, les grands personnages
que j’avais vus à Compiègne avaient disparu. L’air
des états généraux, trop chargé de vapeurs populaires,
bourgeoises et de basse noblesse, ne leur convenait
guère. Et la défiance qui s’était installée entre le roi et
les princes les incitait à demeurer sur leurs terres, pour
se préparer peut-être à l’affronter. C’est du moins ce
que je pensai tout de suite en constatant leur absence.
Pour autant, le roi n’était pas seul.
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