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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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affolante, je comprenais que la nature tourmentée du roi pouvait le conduire aussi bien à l’immobilité apeurée et secouée de tics qu’il affectait en présence des princes qu’à une excitation lubrique où la
violence le disputait au vice, comme celle dont il faisait
étalage devant moi en cet instant.
    — Je vais réformer le Conseil, continua-t-il. Ils ne
régneront plus à ma place, je vous l’affirme.
    « Ils » désignait les princes, je l’avais compris. Il n’y
avait rien à répondre. J’opinais.
    — Ils ont commencé à s’unir contre moi. L’an dernier, je les ai traversés. Mais ils vont reprendre et cette
fois mon fils sera assez étourdi et ambitieux pour les
suivre. Qu’importe, je les briserai.
    Une idée se présenta à moi que je chassai aussitôt. Le
vacarme, la violence formaient pour Charles le monde
ordinaire. Tandis que mes rêves étaient amples et calmes,
les siens devaient être pleins de brutalité, de haine, de
possession. Les tics qui le déformaient quand il restait
silencieux étaient sans doute les échos des tempêtes qui
lui déchiraient la tête. Voilà pourquoi il se sentait si à son
aise au milieu des cris des molosses. Pour intenses qu’ils
fussent, ils n’atteignaient probablement pas l’intensité
de ceux qu’il entendait intérieurement. J’étais entraîné
par ces réflexions quand il se tourna soudain vers moi.
    — Il nous faudra beaucoup d’argent, Cœur. Beaucoup plus que n’en fourniront jamais les petits bénéfices du monnayage. Vous avez compris pourquoi je vous
ai nommé commis à l’Argenterie ?
    J’avais formé le projet de lui expliquer en quoi l’Argenterie et mon entreprise pouvaient se compléter. Les
discussions avec Guillaume de Varye m’avaient convaincu
que nous pouvions construire, avec le réseau de nos
fournisseurs d’un côté et de l’autre les commandes du
royaume centralisées par l’Argenterie, un outil d’une
puissance immense. Mais ce que nous, hommes de l’art,
avions laborieusement imaginé, Charles l’avait vu distinctement bien avant.
    Je n’avais pas eu la certitude qu’il m’avait écouté lors
de nos premières entrevues. Or non seulement il l’avait
fait, mais il en avait tiré des conclusions qui dépassaient
en audace tout ce que les hommes de son monde
auraient été capables de concevoir. Ainsi, au moment où
l’apitoiement, en moi, commençait à faire la place à
d’autres sentiments que dominait une crainte diffuse,
l’admiration vint prendre la tête des raisons qui m’attachèrent pour toujours à ce roi étrange et fascinant.
    — Je vous ai d’abord nommé commis pour que vous
puissiez étudier discrètement tout cela et faire vos plans.
Est-ce terminé ?
    — Oui, Sire.
    — Dans ce cas, je vous institue dès aujourd’hui mon
Argentier. Le brave homme qui occupait cette charge
sera mécontent, mais tant pis pour lui. Il ne cherchait
pas à l’exercer ; il la considérait comme une distinction
qui flattait son honneur. Ainsi font-ils tous, des finances
aux choses de guerre, ils ne servent pas. Ils se servent.
Tout cela va changer.
    J’avais envie de crier ma joie. Car je voyais, dans ce
dénouement, le point de départ de tout ce qui allait
suivre. C’est absurde à dire et peut-être ne me croirez-vous pas. J’ai repris mon envol d’un coup. Un grand
calme m’avait envahi ; j’étais loin des chiens, des blanchisseuses, des états généraux et même du roi. Je voyais
les caravanes changer de route et venir à nous. La France
allait devenir le centre du monde, plus riche, plus prospère, plus convoitée que Damas.
    J’ai à peine conscience de la manière dont cette
conversation s’est terminée. Il me semble que quelqu’un
est venu chercher le roi. Il quitta la cour en frôlant lepérimètre que leur chaîne autorisait aux dogues. Leurs
gueules claquèrent à un doigt des jambes du souverain.
J’entendis son rire s’éloigner dans l’escalier sonore. Et
moi, mort à ma première vie, regardant le soleil filtrer à
travers les feuilles épaisses et duveteuses du figuier, je
me sentais comme un nouveau-né qui ouvre les yeux sur
une lumière nouvelle.
    *
    Ma peau est hâlée par le soleil de Chio. Elvira est
revenue ce matin de la messe de Pâques toute joyeuse.
Dans cette île grecque sans hiver, Noël est à peine une
fête. La résurrection au contraire embrase les cœurs.
    Pendant les longues nuits que nous passons sans
dormir, Elvira m’a enseigné

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