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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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autres
devant une faiblesse à laquelle j’étais pourtant le dernier à croire...
    Le roi me fit asseoir près de lui. Il me présenta
quelques personnes. Pour la plupart, c’étaient les nouveaux commis de son règne, des hommes avec lesquels,
des années durant, j’allais partager quotidiennement la
charge des affaires de l’État. Eux le savaient sans doute,
moi pas encore. Je ne vis qu’une succession de visages
nouveaux et de noms encore peu connus. Je ne distinguai parmi eux que Pierre de Brézé, déjà célèbre en
son jeune âge, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc,
homme de main de l’ancien connétable. La rumeur
l’accusait d’avoir fait partie du petit groupe qui avait
enlevé chez lui La Trémoille, le conseiller du roi,
homme sensuel et dépourvu de morale. Brézé me plut
immédiatement par sa simplicité. Il paraissait plus jeune
qu’il ne l’était sans doute. Il était mince et seules ses
attaches fortes, en particulier ses poignets à peine marqués que prolongeaient de longues mains carrées, dénotaient l’homme de guerre. Je reconnus en lui un empressement à servir, une fierté de défendre les faibles et une
propension à défier les puissants qui avaient dû en faire
une proie facile pour le roi.
    Subitement, le roi se leva et, avant de s’éloigner, il
m’entraîna avec lui en me saisissant le bras. La familiarité de ce geste me bouleversa. En même temps, à l’instant où j’aurais pu penser qu’en s’agrippant à moi le roi
donnait une nouvelle preuve de sa faiblesse, je sentis ses
doigts presser mon coude avec une force de serre. De sa
démarche bancale, il m’entraîna à l’écart. Nous prîmes
un escalier aux marches usées et sortîmes à l’arrière du
bâtiment dans une cour de service. Deux chiens attachés par des chaînes s’agitèrent en nous voyant. Le roi
me fit asseoir sur un banc de pierre à l’ombre d’un
figuier. Il semblait s’amuser des bonds que faisaient les
molosses pour se jeter sur nous. La chaîne brisait leur
élan et ils retombaient en tirant la langue. Le vacarme
des aboiements et des chaînes, la violence des gueules
menaçantes semblaient divertir le roi et même exciter
en lui quelque fibre cruelle et bestiale. À l’autre extrémité de la courette, deux lavandières bras nus s’escrimaient sur des tas de linge. Charles leur adressait des
regards directs que la vue des chiens chargeait d’un
désir brutal. Les pauvres filles baissaient les yeux et s’appliquaient à leur ouvrage, livrant au roi le spectacle de
leurs croupes tendues et de leurs muscles bandés. C’est
peu de dire que je me sentais de trop.
    Pourtant le roi, lui, comptait sur ma présence. Quelque
plaisir qu’il prît à contempler les scènes qui l’entouraient,
il gardait assez de maîtrise de lui-même pour continuer
de me parler avec douceur et de m’interroger comme
un souverain. Les années qui suivirent me donnèrent
d’innombrables occasions d’explorer les paradoxes de
ce personnage tourmenté dont je me demande aujourd’hui encore si je le hais vraiment. À l’époque, je me
contentais de penser, mais sans m’y arrêter, qu’il était
peut-être simplement imprudent de l’aimer.
    — La France est une porcherie, Cœur. Qu’en pensez-vous ?
    Il ricanait.
    — Il y a beaucoup à faire, Sire, dis-je assez fort pour
couvrir la voix des chiens.
    Le roi hochait la tête.
    — Tout. On va tout faire, croyez-moi.
    Les dogues semblaient se calmer en entendant nos
voix. À ma grande stupeur, je vis que le roi, par de petits
mouvements des pieds, les excitait à continuer.
    — Les états généraux me demandent de débarrasser
le pays des écorcheurs. C’est une bonne initiative, qu’en
pensez-vous ?
    — Oui, ce sera utile.
    — Bien sûr, ils n’ont pas trouvé ça tout seuls. Je leur ai
soufflé l’idée. Mais maintenant qu’ils l’ont demandé, je
vais bien être obligé de le faire. Tant pis pour nos chers
princes qui vont devoir se priver de leurs mercenaires...
    Un des chiens, que sa rage avait mis à bout de fatigue,
retomba lourdement et poussa des hurlements de douleur. Charles se tapait sur les cuisses et jetait des regards
de plus en plus égrillards aux blanchisseuses. On m’avait
beaucoup parlé de la sensualité du roi, de sa propension
à multiplier les maîtresses de toutes conditions. J’avais
mal compris comment cet appétit charnel pouvait s’accorder avec la faiblesse nerveuse de cet homme. Devant
cette scène

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