Le Grand Coeur
que l’essentiel était de créer le
réseau, les relais, les routes et que, sur ce réseau, il nous
reviendrait d’acheminer tout ce qui pouvait trouver un
acheteur. Le talent de Jean avait été de recourir à la
force pour assurer la sécurité des acheminements. L’apport de Guillaume était d’avoir relié le nord et le sud du
royaume et de préparer pour demain une ouverture à
toute la Méditerranée et à l’Orient. Quant à moi, j’avaismis à leur disposition le réseau des changeurs auprès
desquels mon nom était un sésame. Nous avions réussi
la première partie de notre projet.
Au cours de ces journées de septembre, nous avons
pris des décisions essentielles. J’ai convaincu mes associés qu’il fallait faire porter notre effort sur l’Orient.
Guillaume avait préparé les conditions de notre présence sur ces mers. Elles restaient néanmoins dangereuses. La sécurité était le dernier obstacle à surmonter.
Pour cela, nous convînmes que Jean irait à Montpellier
et, de là, organiserait, avec ses soudards, la protection
des cargaisons. Dans une première phase, nous nous
contenterions d’envoyer nos bateaux en Italie puis, peu
à peu, nous élargirions l’aire de leur navigation, jusqu’à
atteindre les ports du Levant.
Pendant ce temps, Guillaume, au contraire, monterait
au Nord pour organiser le réseau de convois que Jean
avait rendu possible grâce aux contacts qu’il avait établis
et aux escortes qui assuraient désormais la liberté des
routes. Je comptais me joindre bientôt à eux et consacrer tout mon temps à notre entreprise. Auparavant,
je souhaitais effectuer une dernière démarche auprès
du roi, pour lui demander de me libérer et l’assurer de
ma loyauté.
Jean et Guillaume repartirent. J’adressai une demande
d’audience à la cour et attendis. Ce fut un hiver paisible,
le dernier qu’il me fut donné de vivre sinon dans l’oisiveté du moins dans l’anonymat. Je passai beaucoup de
temps dans la nature. Chaque jour ou presque, je partais
seul pour de longues promenades dans les forêts, les
vignobles. Jamais encore je n’avais eu l’occasion de vivre
ainsi dans la campagne. L’observation de la nature mefit comprendre ce qui était resté à mes yeux un mystère.
Pourquoi aimais-je le luxe ? Pour quelle raison profonde
étais-je depuis si longtemps fasciné par la décoration des
belles demeures, le chatoiement des tissus, l’ordonnance des palais ? Cet attachement ne venait pas d’une
nécessité. Il m’était indifférent de vivre ici plutôt que là
et je me sentais bien dans la plus humble maison. Sitôt
que je n’avais pas à paraître, j’ôtais les vêtements riches
et je m’habillais d’une simple tunique de toile. Si
j’aimais le luxe, si j’admirais l’habileté des artisans, des
architectes et des orfèvres, c’était pour une raison plus
subtile et moins évidente. En vérité, j’aime et j’admire
tout ce que l’esprit humain crée pour permettre à nos
demeures de ressembler à la nature. L’or des feuillages
d’automne, le bistre des labours, le blanc de la neige, les
bleus infiniment variés du ciel nous sont dérobés par les
murs ; nous en sommes privés par le couvert des toits,
l’obstacle des volets de bois, le rideau des clôtures. L’art
est le seul moyen de restituer à notre décor confiné ces
richesses gratuites dont nous sommes coupés.
Telle fut en tout cas ma découverte et elle me rassura.
En somme, je croyais en l’être humain, dans sa capacité
à produire une nouvelle création, hommage à la première, celle qui nous a donné la nature brute. Le talent
des artistes, l’art des architectes, l’habileté des artisans
trouvent leur plus haute expression dans le luxe et leur
possibilité d’épanouissement dans la richesse. Ce ne sont
pas pour autant des passions futiles. Tout au contraire,
elles constituent la plus haute activité de l’homme, celle
qui l’égale aux dieux, en le rendant maître de créer des
mondes nouveaux. Après tant de souffrances et de destructions, il était grand temps de donner carrière à cetautre aspect de l’être humain, créateur autant que destructeur. De là venait l’orientation que, sans y penser,
j’avais imposée à notre entreprise et que mes associés
considéraient maintenant comme allant de soi : nous
étions des commerçants, certes, mais nous n’échangions
pas les produits du quotidien. On ne nous verrait jamais
transporter de la farine ni
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