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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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Autour de lui bourdonnait toujours une cour, mais elle était faite de gens
nouveaux. C’étaient des hommes plus jeunes, moins
guerriers, la plupart d’extraction bourgeoise. Ils ne portaient pas sur eux l’expression de violence, d’indignation et de mépris par laquelle les grands seigneurs
jugeaient nécessaire de faire sentir leur différence avec
le reste du genre humain. L’ambiance qui régnait dansles pièces où séjournait le roi était plus légère, plus
heureuse. Je n’aurais su dire comment se manifestait
ce changement, mais il était nettement perceptible.
Loin de me regarder comme un intrus, les hommes que
je croisai en me rendant à l’audience me saluaient aimablement. Ils étaient vêtus de façon civile, sans rappel
des ordres militaires ou ecclésiastiques dont les grands
seigneurs n’omettaient jamais de revêtir les symboles.
Il était du coup impossible de savoir ce que chacun faisait. On aurait dit une réunion d’amis qui se gardaient
d’imposer aux autres le rappel de leurs charges ou de
leurs devoirs.
    L’attitude de ces hommes avec le roi me rappelait mes
propres sentiments à son égard. Il ne s’agissait ni de soumission servile ni de volonté de le dominer comme le
faisaient les grands seigneurs. Le roi régnait sur eux par
sa faiblesse et leur inspirait la même volonté de le servir
et de le protéger que j’avais moi aussi ressentie dès notre
première rencontre à Bourges. J’observai le souverain
avec les autres et cela me permit de mieux comprendre
mes propres réactions devant lui. Sa démarche de guingois, les mouvements hésitants et malhabiles de ses
longs bras, l’expression de lassitude douloureuse de son
visage, toute son attitude pouvait être tenue pour un
appel à l’aide. Quand un des hommes qui l’entouraient
lui avançait un fauteuil, ce n’était pas pour faire assaut
d’obséquiosité ; ce geste était plutôt un apitoiement
sincère, un empressement charitable, tel qu’en éprouve
celui qui entend les cris d’un noyé et lui lance une
planche pour qu’il s’y agrippe.
    La nouveauté pour moi était qu’en observant ces réactions sur les autres, je percevais comme une aveuglanteévidence à quel point le roi s’amusait à les provoquer. Il
n’était certes par nature ni vigoureux ni serein. Mais,
avec un peu d’effort, il aurait pu se tenir dans une honnête moyenne quant à la capacité physique et au sang-froid. C’était par choix, j’en étais sûr désormais, qu’il
avait décidé, non de compenser ses défauts mais de les
accentuer. Convaincu de ne pouvoir régner par la force
et l’autorité, il avait pris le rigoureux parti d’y parvenir
par la faiblesse et l’indécision. En soi, ce trait de caractère était sans importance. Pourtant, j’y vis tout de suite
un danger. Cette prétention à la fragilité, cette apparence de crainte savamment entretenue sur son visage
procédait d’un effort de tous les instants. Charles mettait autant d’énergie à paraître faible que d’autres en
employaient pour entretenir leur réputation de force
invincible. Cela signifiait deux choses, également dangereuses. D’abord ce roi n’était pas dupe de l’empressement qu’on lui témoignait. Il en connaissait l’origine
artificielle et ne pouvait que concevoir du mépris pour
des hommes auxquels il imposait une image de lui si
contraire à la vérité. Ensuite, pour se tenir constamment
à son personnage, pour s’imposer à lui-même le permanent respect d’un vœu si contraignant, il fallait qu’il disposât d’une volonté hors du commun. Quiconque se
montre aussi cruel avec soi-même l’est forcément avec
les autres. Il avait prouvé par le passé, en laissant éliminer ses favoris, en couvrant de sa disgrâce ceux-là
même qui l’avaient le plus loyalement servi qu’il était
capable des retournements les plus inattendus. Il les
avait, bien entendu, travestis en faiblesse, laissant
accroire qu’il manquait d’énergie pour s’opposer à ceux
qui ourdissaient ces complots. J’étais bien sûr désormaisqu’il les avait en vérité conçus lui-même. Je ne doutais
plus qu’il était aussi dangereux à servir que les rivages
de sable le sont à naviguer. Malgré tout, le jour de mon
arrivée à Orléans, quand il tourna enfin vers moi ses
yeux bleuis de fatigue et qu’il m’appela en me tendant
les mains, je me précipitai, désarmé, d’avance soumis
à ses volontés, aussi désemparé que tous les

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