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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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livrés à
lui, au point d’en voir flétrir les charmes. Seul l’argent
délivre de l’argent. Elvira, depuis qu’elle apprend à meconnaître, fait des rêves qu’elle ne me livre pas mais qui
la mènent, j’en suis sûr, vers des désirs dangereux de
parures et d’équipage.
    Comment lui expliquer que, si j’ai peut-être envie de
continuer à vivre, je manque tout à fait de force pour
reconquérir une place dans le monde ? À vrai dire, je ne
cherche pas à m’évader. Comment expliquer ce que je
ressens ? Cette halte imprévue à Chio m’a transformé.
En débarquant dans l’île, j’avais encore l’idée de poursuivre ma route. Ces journées d’écriture et d’oisiveté
m’en ont ôté tout à fait l’envie. Mon seul désir et ma
seule angoisse concernent ce récit : j’ai peur de ne pas
pouvoir l’achever. Si je tente de sauver quelque chose,
ce n’est ni ma vie ni mon avenir, mais seulement cet
ouvrage commencé par hasard et qui me semble
aujourd’hui la tâche la plus nécessaire.
    Au point où je suis parvenu dans cette histoire, on
pourrait croire qu’il est inutile de poursuivre. Après
tout, du jour où le roi m’a nommé Argentier et admis à
sa cour, ma vie est devenue publique. Tous mes actes se
sont déroulés devant des témoins et ces témoins, convoqués par le procureur Dauvet pour la préparation de
mon procès, ont tout raconté. Mes affaires sont connues
jusque dans les moindres détails ; l’immense succès de
l’Argenterie, mes trois cents facteurs répartis dans toute
l’Europe, les mines d’argent du Lyonnais, les galées qui
ont échangé pour mon compte tant de marchandises
avec l’Orient, le trafic du sel, les domaines achetés à tout
le royaume, les prêts consentis aux plus grands personnages, l’amitié du pape et du sultan, les sièges épiscopaux pour mes fils, mon palais de Bourges, tout est
connu, reconnu, écrit. Je pourrais interrompre monrécit puisque à partir de ce moment ma vie parle pour
moi.
    Or c’est le contraire que j’éprouve. Ce fut, pendant
tout le procès, mon plus grand désespoir : voir ainsi ma
vie réduite à des chiffres, à des biens, à des pierres, à des
honneurs. Tout était exact et cependant rien de tout
cela n’était moi . La réussite matérielle ne fut qu’un des
aspects de ma vie. Ce n’est pas d’elle que j’ai envie de
parler, mais de ce qui a troublé mon âme pendant toutes
ces années : les passions, les rencontres et la peur qui,
de ce jour à Orléans, ne m’a plus quitté.
    *
    Seul maître à bord de l’Argenterie, je me suis livré
corps et âme au travail. Je voulais me rendre digne
d’être non seulement le fournisseur du roi, mais de la
cour entière. Il fallait qu’on trouve à l’Argenterie tout
ce qui était nécessaire et surtout le superflu. Je lançai
des commandes à toutes nos succursales et enjoignis à
Jean et Guillaume de se consacrer pour un temps à cette
seule activité. J’avais engagé beaucoup de monde. L’entrepôt, à Tours, portes et fenêtres désormais ouvertes,
était une ruche. J’en acquis deux autres, que je fis aménager pour accueillir l’un les armes et les cuirs, l’autre
les épices, réservant le premier local aux tissus. J’œuvrais
moi-même avec mes commis du soir au matin, en chemise et parfois même, quand la chaleur m’y contraignait, torse nu.
    Une après-midi, à l’improviste, je vis entrer le bâtard
d’Orléans dans le hangar des cuirs. Il me trouva tout en
nage en haut d’une échelle et éclata de rire en mevoyant. Mais il était un de ces nobles qui préfèrent les
champs de bataille à la cour. Il partageait la vie de ses
hommes au camp. Il jugea que je faisais de même et me
traita comme un soldat en campagne. Je me couvris et
l’emmenai boire à l’étage d’une taverne dans laquelle
je prenais mes repas.
    Sa visite était sûrement intéressée, mais peu m’importait ; j’étais content de le voir. Apparemment, il était
venu tout exprès pour me rencontrer. La conversation
tourna en rond, comme à la première phase d’un
combat, puis il en vint au fait.
    — Je tenais à vous prévenir moi-même, Cœur. Les
princes n’en peuvent plus. Le roi, qu’ils ont fait victorieux devant l’Anglais, les méprise et les traite sans
égard. Ils vont se révolter. Et je vais les suivre.
    — Je vous remercie de m’en avertir..., hasardai-je.
    Il se pencha vers moi et plongea son regard dans le
mien :
    — Rejoignez-nous !

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