Le Grand Coeur
quelques notions de grec.
Ces semences sont tombées sur un esprit en jachère,
mais elles ont fait lever de très anciennes graines plantées jadis par notre maître de catéchisme, à la Sainte-Chapelle de Bourges, si bien que je commence à pouvoir comprendre et m’exprimer.
Il y a deux jours encore, j’aurais dit que c’était le
bonheur. Hélas, tout a changé hier, en un instant.
En fin de matinée, tandis qu’Elvira était au marché
pour chercher notre provende hebdomadaire de
tomates et d’ail, un homme est venu chez nous. Heureusement, je l’ai aperçu de loin. J’ai tout juste eu le temps
de me cacher sous le toit, là où Elvira fait sécher les
herbes qu’elle cueille dans les collines. L’homme a fait
le tour de la maison. Il a appelé pour savoir s’il y avait
quelqu’un. J’ai été un peu rassuré de l’entendre parler
grec car mes poursuivants, quels qu’ils soient, n’ontaucune raison de connaître cette langue. Mais il peut
aussi s’agir d’un complice recruté sur place.
Il est entré dans la maison et s’est mis à déambuler
dans la pièce, ouvrant le placard et déplaçant certains
objets. J’ai eu peur qu’il ne découvre mes écritures et
s’en empare. Mais, s’il les a vues, elles ne l’intéressaient
pas ; je les ai retrouvées à la même place.
Quand Elvira est rentrée, j’étais encore sous le coup
de cette visite. Elle me calma comme elle put. Elle m’expliqua tant bien que mal ce que voulait le visiteur. Car,
au retour, elle l’avait croisé en chemin et lui avait parlé.
C’était un émissaire du podestat génois qui gouvernait
l’île. En revenant de voyage, le vieil homme avait eu vent
de mon débarquement et de ma disparition. L’aubergiste ne s’était pas senti lié par sa promesse de silence,
dès lors qu’il s’agissait du maître de l’île. Sachant où je
séjournais, le podestat avait envoyé un messager pour
s’enquérir de ma santé.
Je ne crois pas un mot de ces explications. C’est sûrement un piège. Ceux qui me recherchent ont dû trouver
le moyen de convaincre le podestat de me livrer. Si,
comme je le suppose, mes meurtriers sont les envoyés
de Charles VII, je ne doute pas que ce bon roi n’ait usé
de tous les moyens pour me capturer. C’est moi, jadis,
qui lui ai apporté l’alliance génoise. Il saura la réactiver
pour m’éliminer. Je reconnais l’absence de scrupules,
l’ardeur dans la haine que j’ai appris à supporter chez
lui. Je m’en suis accommodé tant que cette perversité
prenait les autres pour cible. Ai-je pu croire que jamais
mon tour ne viendrait d’en être la victime ?
Elvira m’a heureusement surpris : elle a eu l’à-propos
de dire au messager que j’étais mort. Il est à craindreque le podestat n’envoie d’autres gens pour vérifier ses
dires et, de toute façon, dès lors que quiconque connaît
ma cachette, je ne suis plus en sécurité. Au moins, le
mensonge d’Elvira va me faire gagner un peu de temps.
Ce matin, elle est partie pour un village de la côte
ouest, isolé dans une crique entourée de falaises, où vit
un de ses cousins. Elle tâchera de voir avec ce pêcheur
comment je pourrais embarquer avec lui pour m’installer ailleurs. À une journée de mer, il semble que l’on
rencontre deux îlets qui sont à Venise. J’y aurai la vie
sauve, à condition qu’il s’y trouve assez d’eau douce
pour survivre. Depuis qu’Elvira m’a parlé de ces havres,
je ne rêve que de m’y établir. J’ai été l’homme le plus
riche d’Occident. On a peine aujourd’hui à dénombrer
les châteaux et les domaines qui sont encore ma propriété et moi, je n’ai qu’une préoccupation : savoir s’il
se trouvera assez d’eau douce pour me permettre de
vivre nu sur une île déserte...
Elvira m’a fait promettre de l’emmener avec moi. Je
ne sais pas ce qu’elle imagine. Sans doute voit-elle, après
tout, cette fuite comme la première étape d’une évasion.
Je me demande si, en accomplissant les démarches que
je lui ai demandées, elle n’en a pas beaucoup trop appris
sur mon compte. Je préférais de beaucoup l’époque où
elle me regardait comme un malheureux fugitif. Je n’aimerais pas que l’idée de ma richesse vienne troubler le
bonheur simple que j’ai éprouvé ici avec elle. La vie m’a
enseigné que l’argent peut métamorphoser les êtres les
plus simples. Rien ni personne ne lui résiste sauf peut-être ceux qui, comme moi, se sont entièrement
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