Le Grand Coeur
Nous avons besoin de vos talents.
Et nous saurons les rétribuer.
Il y avait dans les propos du bâtard d’Orléans un touchant mélange d’enthousiasme, comme toujours quand
il flairait le combat, de doute qu’on percevait derrière
ses trop bruyantes certitudes, et de tristesse, car il aimait
sincèrement le roi. Je compris qu’il attendait ma réponse
avec anxiété, non seulement parce qu’en les rejoignant
j’aurais renforcé le camp qu’il avait choisi, mais aussi
parce que ma décision viendrait conforter la sienne ou,
si elle était négative, l’ébranler.
Je n’ai jamais pratiqué la trahison, mais je ne l’ai que
faiblement condamnée, car je sais à quel point elle est
proche, souvent, de la loyauté. À certains moments de lavie, face à l’énigme du monde et de l’avenir, tout être
humain peut se sentir partagé entre une cause et son
contraire. Le pas de l’une à l’autre est si court qu’on
peut en un instant sauter d’un côté à son opposé avec la
même facilité que l’enfant qui traverse un ruisseau à
cloche-pied.
Charles VII, pour lui ôter sa pénible identité d’enfant
illégitime, l’avait récemment nommé comte de Dunois.
Le seul grief qu’il avait contre le roi était le peu d’empressement que montrait celui-ci à payer la rançon de son
demi-frère, Charles d’Orléans, prisonnier des Anglais
depuis Azincourt. Dunois n’avait à vrai dire aucune sympathie pour ce demi-frère qui n’aurait pas manqué, s’il
avait été libre, de le traiter avec mépris. Mais les bâtards
sont ainsi : la douleur de leur condition les conduit à tout
tenter pour se faire reconnaître de la famille dont ils sont
issus. Charles d’Orléans écrivait des vers à Londres et
Dunois, au fond de lui, ne s’apitoyait pas sur son sort.
L’admiration et la reconnaissance qu’il vouait au roi
dépassaient de beaucoup le déplaisir qu’il éprouvait de le
voir abandonner son demi-frère. Et pourtant, par fidélité
à une famille qui ne l’aimait pas, il s’apprêtait à le trahir.
Il m’apprit que le dauphin Louis, comme son père
l’avait prédit, était entré dans la conspiration, par dépit
de ne se voir confier aucun apanage. Je ne l’avais pas
encore rencontré. Un jour, à Blois, j’avais vu ce long
corps et ce visage blême traverser un salon en tirant derrière lui une meute de jeunes gens agités et bruyants. Il
jetait alentour des regards meurtriers comme des
dagues. On le disait roué, à la fois vaniteux et dissimulé,
donnant depuis l’enfance les signes de la plus inquiétante cruauté.
Dunois insista beaucoup sur ce ralliement, qui confortait la légitimité des ligueurs. Et il détailla complaisamment la liste des conjurés dans laquelle figurait la
majeure partie des grands seigneurs, princes de sang et
dignitaires du royaume. Convaincus d’avoir sauvé le roi,
ils entendaient désormais prouver leur pouvoir en le
perdant.
Le clair visage de Dunois attendait ma réponse, les
yeux grands ouverts, le coin de la bouche agité d’un
léger tic qui trahissait son impatience. Derrière lui, par
la fenêtre ouverte, entrait l’odeur de foin que répandait
un charroi arrêté dans la rue. C’était le plein moment
de l’été, dans lequel rien ne paraît grave tant la chaleur
et son plaisir semblent destinés à durer toujours. Je lui
serrai les mains.
— Non, mon ami, je ne peux me résoudre à abandonner le roi. J’ai pris le parti de lui rester fidèle, quoi
qu’il m’en coûte.
Et j’ajoutai en souriant, avec autant de douceur que
je pouvais en mettre dans ma voix, que je le comprenais, restais son ami et lui souhaitais bonne chance. Il
me quitta, l’air dépité, en me donnant une accolade de
guerrier.
Devant Dunois, ma résolution était ferme. Quand je
me retrouvais seul face à moi-même, c’était une autre
histoire. Jusque-là, je m’étais rapproché parfois du roi,
mais pas au point de me compromettre. De mon voyage
en Orient, j’avais gardé des amitiés diverses qui me
permettaient d’espérer survivre et même prospérer
dans toutes les hypothèses politiques. En acceptant la
charge d’Argentier et surtout en refusant de me joindre
à la révolte des princes, j’avais lié mon sort à celui dusouverain. Or la guerre qui s’annonçait promettait
d’être aussi difficile que celle qu’il avait menée face à
l’Anglais. Il l’abordait en mauvaise posture puisque ceux
qu’il combattait désormais étaient les mêmes qui
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