Le granit et le feu
venait d’ouvrir un coffre ; il contenait des tissus fins : mollequin, satanin, camocas. À leur vue, Ogier sentit sa gorge se nouer. Ces linges, c’était comme la révélation d’une intimité à laquelle seules Claresme et Margot avaient accès ; c’était l’expression d’une suavité secrète contrariant la violence avérée.
— Est-ce la première fois que tu franchis ce seuil ?
— Claresme ne m’a jamais invité à la suivre !
Tancrède rit, mais avec pitié ou mépris :
— Ah ! Claresme…
Avait-elle eu conscience, en l’invitant à la suivre, d’agir avec une audace impudente ? Avait-elle senti qu’il se détachait d’elle, de ses desseins, avant qu’il ne s’en fût aperçu lui-même ? Ou bien pensait-elle qu’à la rudesse devait succéder la douceur, comme le tissu fluide succède au fer rigide ? Elle demanda négligemment :
— M’aimes-tu ?
Il sursauta et ne desserra pas les dents : à quelque réponse évasive, et qui l’eût déprécié, il préférait conserver le silence.
Il se tourna vers le lit, écrin de velours carminé où s’étendaient deux corps tellement différents. Même ivoire, sans doute, mais l’un paré de blond, l’autre de brun.
Il y jeta son bassinet et ses gantelets, puis son épée.
— Aide-moi.
Il aida Tancrède à dénuder ses mains. Il détacha le plastron et la dossière. Restaient les brassards, cubitières, cuissots, genouillères et grèves.
— Toutes ces aiguillettes ! enragea-t-il.
— Plains-toi, hypocrite !… Elles te permettent de me toucher.
— Si peu et pas où et comme l’envie m’en vient.
Il ôta les escarpins. Ensuite, il hésita. Tancrède se baissa et lui caressa la nuque.
— Eh bien, cousin ? Il te faut aller jusqu’au bout de l’ouvrage : aide-moi à me défaire de cette chemise de mailles… C’est ainsi que Pedro l’appelle… mais c’est un haubergeon, pas vrai ?
Ogier s’exécuta, les mains tremblantes.
— Holà ! ne regarde pas si haut… J’ai mon braiel qui s’est quelque peu relâché… Mais après tout, tu sais comment nous sommes faites.
Elle ne portait aucun bourras [94] mais trois ou quatre chemises épaisses.
— Tu deviens muet, beau cousin !… Et malhabile !
Il ne répondit pas. Ce déshabillage lui en suggérait un autre auquel, sans doute, elle ne le convierait pas.
Il se releva. Elle repoussa d’un pied négligent les pièces de l’armure, étira ses bras et bâilla comme au sortir du sommeil. Puis des ombres envahirent ses larges yeux où flottaient des lueurs dorées :
— Sois franc. Comment me préfères-tu ? Étincelante et articulée comme une écrevisse, ou bien ainsi : en braiel et chemises nombreuses que j’aurai grand-plaisir à ôter une à une, doucement.
— Nue, dit-il, la gorge à nouveau serrée. Si je te… découvrais toute nue, c’est ainsi que je t’aimerais.
Rien ne troubla le visage figé de Tancrède. Ainsi vêtue, les débris de l’armure autour d’elle, elle avait un charme encore plus équivoque. Jamais, d’ailleurs, il ne l’avait examinée d’aussi près. Ses épaules carrées témoignaient pour une vigueur presque garçonnière, mais son cou délicat où battait une petite veine, sa poitrine renflée, divergente au point qu’il se demanda où se trouvaient ses tétins, ses cuisses pleines, ses mollets si bien fuselés qu’à elles seules ses jambes formaient un délicieux spectacle, tout ce qu’il voyait, devinait, présumait, affirmait une féminité non pas simplement belle, mais enchanteresse… Connaître cette chair souple et chaude, que Passac sans doute avait obtenue sans peine, mais que Saint-Rémy n’avait pas su prendre ; l’investir roidement et la maîtriser ne fût-ce qu’une fois… Non ! Non ! Il s’égarait : Tancrède n’aurait jamais aucun maître.
— Eh bien, cousin… À quoi penses-tu ?
— À toi… À nous.
Certes, il ne l’aimait pas. Elle remuait en lui un désir mêlé d’angoisse. Ne pas confondre amour et tentation. La voir et l’avoir une fois pour toutes… La connaître de haut en bas ou partir maintenant…
« Laisse la lubricité aux autres, car l’amour avec elle ne peut être qu’impur. »
Comme s’il existait, sitôt deux amants étendus, des amours pures…
— À toi, répéta-t-il. Mais dépouillée de tes affiquets.
Il s’adossa contre la muraille ; Tancrède lui montra le lit :
— Assieds-toi et ferme les yeux. Il me faut me
Weitere Kostenlose Bücher