Le granit et le feu
surveillance. Ils font une tentative du côté de la Mathilde. On s’y bat aussi fort qu’ici, mais nos gars sont en nombre… Et décidés à les renvoyer au diable.
Pour mieux surveiller la presse, Ogier courut se poster à l’extrémité de la tour portière la plus proche de la Mathilde. Il y avait là, sous le cône sombre de la toiture, cinq ou six hommes acharnés à un tir d’enfilade qui se croisait avec celui des archers et arbalétriers du second ouvrage d’entrée. Autour des piliers du pont-levis, le fossé grouillait de têtes, d’épaules, d’armes, de boucliers et d’échelles entrechoqués. Par saccades, l’huile tombant des gargouilles de la courtine y creusait des tourbillons d’or fumeux, et les ricochets des boulets sur la pente du fruit provoquaient des clameurs et des brèches profondes. Tout ce que des voix pouvaient exprimer jaillissait du sol comme une végétation sonore, vaste, frémissante, ramifiée de « Ah ! » et de « Oh ! » de fureur impuissante.
Ils avaient abandonné leur bélier.
— Prends ça, Ogier, dit Guillaume. Elle est armée. Fais comme eux : troue ce que tu pourras.
C’était une arbalète saisie dans la main d’un homme qui venait de choir, mort, à la renverse : Bérault.
Guillaume se baissa :
— Prends aussi son carquois, il est plein !
Alors, agenouillé dans l’angle d’un merlon, Ogier attendit.
Un échelier – une échelle à un seul montant – vacilla et brusquement pencha vers la muraille, tout près du tablier du pont-levis. Aussitôt, à l’abri de leur bouclier, des hommes commencèrent à grimper.
— Un ! dit Ogier.
Atteint à la hanche, le premier assaillant décrocha, emportant son suivant dans sa chute.
— Tiens, dit Guillaume. Voici celle du Florimont.
Ogier prit l’arbalète – armée, elle aussi –, repoussa celle de Bérault vers son oncle afin qu’il en bandât la corde, et visa : le troisième homme lâcha prise et se renversa en portant ses mains à la tête.
Ogier moulina vivement le cric de l’arbalète ; il n’eut pas le temps de l’armer : le quatrième attaquant basculait dans le vide.
— Pas mal, non ? demanda Jean du Taillis.
Il n’y avait plus de Messire, et Jean jubilait. Il tendit l’index :
— Vous voyez Canole aussi bien que moi ?
— Oui… Roide comme un gisant, mais debout. Il est trop loin pour qu’on l’atteigne.
— Essayons toujours de l’attremper [37] !… À vous l’honneur.
Ogier introduisit un carreau dans la gorge de son arme. Il encocha l’extrémité empennée de cuir sur la corde tendue, épaula et bornoya soigneusement. Il lui sembla trembler en pressant la détente.
— Manqué, regretta Jean.
Son arbalète était prête. Il lâcha son trait. Un sergent ou un capitaine s’approchait de Knolles ; il battit l’air de ses bras et tomba à la renverse.
— Voilà de quoi me rendre vergogneux !
— Et pourquoi ? dit Ogier. Regarde.
La rumeur de mort paraissait enfin atteindre les oreilles de l’Anglais. Il fit un signe à un compère proche de la perrière et qui ne se dissimulait pas. L’homme emboucha son cor et sonna. Aussitôt, dans le fossé, les assaillants refluèrent vers les échelles de la contrescarpe, et telle était la joie des gens de Rechignac en assistant à cette retraite qu’ils gardèrent leurs flèches au carquois.
— À la mort ! À la mort ! Tue ! Tue ! Tue ! hurla Saint-Rémy.
Coiffé d’un chapel de fer – Ogier reconnut celui du défunt Bérault – le vieillard bavait de fureur tout en agitant ses mains brunes de crasse. Guillaume le rejoignit et l’empoigna par le devant de son sarrau :
— Parent, lui dit-il d’une voix sifflante, en le poussant entre deux merlons comme s’il voulait le précipiter dans le vide, laisse faire mes défendeurs et, pour la dernière fois, ferme ta grande goule ! D’ailleurs, je ne veux plus te voir auprès de nous.
Ogier partit s’isoler aux latrines. Il y vomit un jet de bile, étonné qu’à sa satisfaction d’avoir occis ses premiers routiers se fut mêlé ce dégoût puissant, irrésistible.
— Tu es mal ? lui demanda Guillaume comme il réapparaissait sur le chemin de ronde.
— Non, mon oncle. Mais percer ces hutins, avoir plaisir à les voir tomber des échelles… Puis se dire qu’ils étaient vaillants…
— Hé oui… Je sais… Tu t’y feras… Il le faut… Va vider deux ou trois hanaps de bon vin… Moi, je vais voir quels
Weitere Kostenlose Bücher