Le granit et le feu
visage ridé d’anxiété. Son regard brillait. Ses dents, s’il en avait, luisaient.
— Tiens, manquait plus que cela !
Une poussière d’eau venait de se mettre à tomber. Des bouches s’ouvrirent pour la recevoir en elles.
C’était une sorte d’accalmie. Vertigineuse. Le temps, pour la plupart, de se rassurer ; d’extraire du fond des cœurs et des mémoires des souvenirs vivants, ardents – de ceux qui vous confortent et non point vous affligent. Une trêve ignorée de Dieu et des Archanges…
La pluie devint drue. Les gouttes s’alourdirent. Les cordes des arcs allaient s’amollir.
— Hommes ! hurla tout à coup Robert Knolles. Vous servez un baron obstiné… À mesure que vous reculez l’échéance, vous accroissez le nombre de vos morts et augmentez la dureté de notre châtiment. Par ma voix Édouard III vous fait grâce… Usez bellement de vos armes : captivez votre seigneur ! Ouvrez-nous et offrez-le-nous !
— Tout lui est bon, dit Guillaume.
Une voix s’éleva, à la suite de celle de Knolles, mélodieuse.
— Une jouvencelle, dit Ogier. Cela m’étonnerait qu’elle soit une ribaude.
Elle chantait cette chanson ambiguë, où la femme aimée était comparée à une citadelle :
Donné l’assaut à la forteresse
De ma gracieuse maîtresse,
Ô, Dieu d’amour, je vous supplie
Bouté hors m’adverse partie
Qui languir me fait en détresse…
La fille n’alla pas plus loin ; elle avait chevroté, et des pleurs succédaient à son chant.
— Une de leurs otages, grogna Guillaume. Pauvrette…
Alors, en réponse, des murailles de Rechignac, un chant monta :
Chanterai pour mon courage
Que je veuill’ reconforter
Car, avec mon grand dommage,
Ne veux mourir, m’affoler
— Je ne connais pas cette voix, dit Guillaume.
— Ni moi, mon oncle.
Quand de la terre sauvage
Ne voit celui retourner
Où qu’il soit, il me soulage
Le cœur quand j’en ouïs parler…
— Allons voir. Elle chante au-dessus de nos portes, on dirait.
Ils allongèrent le pas. Avant d’atteindre le châtelet, Ogier regarda dans la cour. Une fenêtre – une seule – brillait comme une étoile occultée parfois par un nuage : une ombre. Et derrière, les marteaux tapaient. Il songea : « Ils sont infatigables. Ils se battront en temps voulu. » Une forme blanche quitta la forge, s’arrêta sur son seuil et courut au donjon : Claresme.
« Jamais, pensa le garçon, mon oncle ne donnera sa fille à un franc-bourgeois… Et de plus à un Espagnol ! »
L’inconnue chantait toujours.
— Elle a, dit Guillaume, une voix de pucelle… Fraîche et douce… Tu connais cette chanson ?
— Elle est de Guiot de Dijon. C’est l’histoire de la femme d’un chevalier absent. Il lui a envoyé une chemise… Fort belle… Elle s’en couvre et dort avec chaque fois que l’envie d’amour la tourmente…
— Un paquet de soie et de brocart ne peut remplacer un époux… Il faut bien être un trouvère pour imaginer ces pertintailles.
— Tenez…
La voix continuait :
La mets sur moi pour coucher
Moult étroit à la chair nue
Pour mes maux me soulager…
— Nous y voilà, dit Guillaume. Qui est-elle ?
Elle était vêtue de noir, immobile et les mains ramenées sur sa poitrine. Immobiles aussi, les hommes d’armes et les manants armés écoutaient cette voix triste et belle, et tremblante, et lascive.
Ogier aperçut un profil net, lilial sur le velours de la nuit. Les gouttes glissant sur la joue et le menton n’étaient pas dues qu’à la bruine. Sentant une présence nouvelle, la chanteuse se détourna.
— Adelis !
La stupéfaction du garçon était aussi brusque, aussi douloureuse qu’un coup dans l’estomac. Il voulut lui faire compliment, mais déjà elle s’enfuyait, comme honteuse.
Il la vit bientôt traverser la cour où les parois obscures, remuant aux lueurs des pots à feu, semblaient resserrer leur étreinte.
Une ombre se détacha d’un merlon. Ombre d’homme, mais d’une grâce nonchalante qu’il reconnut aussitôt.
— Cousine !
— Tu n’es donc pas au lit ! enragea Guillaume.
— Comment pourrais-je dormir ?… Ils sont là… Je ne craignais rien : j’étais auprès d’Hugues.
Effectivement, Blanquefort, un peu plus loin, observait cette fille farouche et fière, passionnée en ses désirs, et dont l’attitude aux créneaux, maintenant, recevait son approbation.
— Je devine,
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