Le granit et le feu
Guillaume en le voyant paraître.
Il considéra le vêtement de fer de haut en bas, pinça les lèvres et grognonna :
— Te voilà bien… Ah ! non… Pas de reconnaissance… Pendant ces jours et surtout ces nuits de veille, j’ai pu penser à l’usage que j’ai fait de ma fortune… Dis-moi plutôt de quoi parlaient mes soudoyers.
— Le souci les tourmente.
— Il nous empoisonne tous. Je m’enfelonne de voir ces Goddons progresser à leur beffroi. Je m’engrigne de me sentir petit… mortel. Parfois, en ces murs, je sens bouillonner l’âme de mes gens comme l’eau de mes chaudrons. Et cette peur ne ramollit pas l’homme : je viens d’apprendre que cette nuit on a violé Bertine.
— Bertine !… Mais elle a…
— Onze ans… Eh oui… Elle allait décrocher du linge qu’elle avait mis à sécher entre la forge et le logis des Champartel. Deux gars… Son linge, ils le lui ont mis sur la tête… Ainsi embranchée, elle n’a pas pu voir qui. Ils l’avaient épiée dans l’ombre… Saligots d’hommes en rut ! J’aurais préféré qu’ils forniquent la Margot, la Pâquerette ou une autre !… Mathilde a confié Bertine à Adelis, qui est je ne sais où… Comment la trouves-tu, elle ?… Ma commère ne cesse de m’en dire du bien… Bon Dieu ! Elle qui sort de je ne sais quel bordeau, elle pourrait satisfaire les besoins de certains affamés !… Eh bien, non : on dirait qu’elle s’est faite nonne en entrant dans nos murs !
Le garçon ne sut si son oncle plaisantait. Il pensait à l’œil enflé de Camboulive.
— Regarde les champs, dit Guillaume.
Ogier obéit et ne vit rien de mieux ni de pire que les matins précédents.
— Plus un cheval… Ils en avaient pourtant des centaines.
— C’est vrai ! Le temps est à l’orage : ils les ont mis peut-être sous le couvert des arbres.
Le baron haussa les épaules :
— L’orage ?… Ne vois-tu pas qu’il n’y a plus de picquenaires devant le logis de Canole… J’en conclus qu’il est parti… Oh ! pas loin… J’ai idée qu’il est allé quérir des renforts.
— Si c’est cela, nous sommes à sa merci.
Le damoiseau dévisagea son oncle. Il s’émaciait. La fatigue davantage que la frugalité.
— Eh oui, mon neveu, si c’est cela, nous sommes en perdition. Faire une sortie ? Ils sont encore deux cents au moins… Et pas loin : regarde les mantelets… Notre pont serait à peine abaissé que nous les aurions devant nous… Et puis, sortir pourquoi ? Pour que d’autres, plus loin, nous entourent et nous accablent ? Par saint Michel, la sagesse est d’attendre. Et le courage aussi !
Le soleil lourd accusait les découpures des champs sur lesquels une douzaine de tentes en peaux de bêtes formaient des sortes de taupinières, et le garçon se merveilla de cette espèce d’entente innocente entre la verdure et le ciel, l’Isle dont au loin apparaissait une écaille, et le pacage où paissaient les moutons des routiers.
— C’est vrai, mon oncle, que tout est un peu plus paisible que de coutume. On se sent revivre.
Le vieux baron prit un air renfrogné :
— Tu te bats bien. Tu trais bien [69] , et c’est heureux que lors des assauts de cette ribaudaille, tu ne te soucies point de mourir… Continue ainsi… Fortifie ton âme au point que cette façon de dévier te semble douce et naturelle. Je t’ai appris à endurcir ton corps, pense à aguerrir ton esprit.
Ogier sourit :
— Il y a quatre ans, j’ai voulu, un dimanche, m’exerciser à l’arc avec les soudoyers et quelques vilains. Vous m’avez donné une jouée [70] … bien que vous aussi, vous bandiez l’arc et l’arbalète !
— C’était pour inciter mes gens à poursuivre parce que je les sentais devenir fainéants.
— Vous m’avez dit qu’il était aussi répréhensible pour nous de toucher à un arc qu’à un vilain d’empoigner une lance.
— C’est vrai. Le vieil empereur Charlemagne prescrivait de rompre sur le dos du serf le glaive [71] dont il aurait eu l’audace de se servir !… Allons, mon neveu, laissons le passé dormir… Songe au présent. Méfie-toi de la prouesse même quand, dans ce vêtement de fer, tu te sentiras préservé. Ne cherche point, jamais, à te faire admirer… Nos chevaliers ont accompli des merveilles en Terre Sainte. Sur notre sol, ils sont moins heureux.
— Ce ne sont point les mêmes.
— Et c’est pourquoi les Goddons nous dominent… Je t’en
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