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Le granit et le feu

Le granit et le feu

Titel: Le granit et le feu Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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presque insoutenable ?
    — Ils s’énervent, dit Guillaume. Tous… Toutes… Ils s’excitent et je les comprends… Moult appétits les tourmentent.
    Passé l’hébétude des premiers jours de fureur et de deuil, les reclus de Rechignac avaient faim, et quoique bridés à table, faim d’autres choses que de nourriture. Dans l’exiguïté des hauts murs, faim d’espace. Dans la promiscuité des logis et des galetas, faim d’aisance et d’intimité. Dans le réseau des contraintes diversement accueillies, faim d’agir à leur gré, même en des intentions néfastes. La peur s’était insinuée partout. L’envie, sa bâtarde, déployait ses malices. Blanquefort avait été prévenu de certaines roberies : morceaux de pain, de fromage et de viande détournés çà et là, aux repas, et conservés en prévision d’une défaillance et même d’une disette ; ceintures, couteaux, vêtements, affiquets sans éclat ni valeur, mais transmis soigneusement au sein des familles, de père en fils, de mère en fille. Comment aurait-on pu découvrir les coupables ? Et même, appréhendés au corps, eût-il fallu les châtier ? C’eût été se priver de leur participation à la sauvegarde du château : selon Guillaume, leur défaut ou leur vice n’excluait pas leur vaillance. Il se pouvait même qu’il l’endurcît.
    — Quatre jours, répéta le baron. Nous jeûnons et pourtant des ventres vont s’emplir !
    De toutes les faims susceptibles de tenailler l’être humain, la plus puissante était charnelle. Ces longs jours et ces longues nuits de répit, quelle aubaine ! Il fallait employer ce corps tant menacé ! Il fallait en jouir. L’amour – ou son simulacre – obsédait la communauté des adultes. Et qu’importaient l’endroit et la brièveté des étreintes : si incommodément qu’elles fussent accomplies, ces convulsions-là vaudraient toujours mieux que celles du trépas.
    Ogier observait ses compagnons et compagnes avec un intérêt grandissant. Sous la double souveraineté de l’attente et de l’angoisse, ils formaient une société apparemment homogène, mais dont les mœurs, les fermentations et les fissures ne pouvaient passer inaperçues. Qu’adviendrait-il de tous ces gens après le siège, si les Anglais refluaient ? Jamais ils ne pourraient revivre comme autrefois. Un autrefois pourtant si proche.
    — Avez-vous vu, mon oncle, les parois des latrines ?
    — Évidemment… Cette trêve est le levain des secrètes passions.
    — Des passions ou des lubricités ?
    Plus l’incertitude et l’anxiété fortifiaient leur emprise, plus la licence affleurait. Ainsi, en ces quatre jours mornes, les portes et les murs des latrines s’étaient couverts de dessins plus hardis les uns que les autres, soit gravés au couteau, soit tracés à la craie, certains peut-être par des mains féminines. Il avait suffi d’un seul pour susciter la contagion. Cependant, aucun assiégé, en quittant les logettes, ne semblait avoir remarqué cet étalage de désirs, de stupre et, puisque quelques-uns savaient écrire, de méchancetés : car c’était à l’occasion de cette émulation scripturale que s’affirmaient surtout les aversions, les perversités latentes, et que se revanchaient les impuissants, les rejetés, les niais et les cocus : tous les perdants du grand jeu de l’amour. Depuis quatre jours, vivre ne consistait plus à accomplir du matin au soir des tâches dures, périlleuses ou fades ; vivre c’était assouvir ses faims-valles de quelque façon que ce fût.
    — En purgeant leurs envies ils s’allègent l’esprit.
    — Ce n’est point encore Sodome ou Gomorrhe ! dit Guillaume en riant. J’ai vu ces murs et ces portes… Nos gens s’aperçoivent tout à coup de l’importance du corps. Il est devenu pour eux un dieu exigeant, friand de sacrifices ou d’offrandes. Je n’ai le droit, moi, que d’être exigeant sur un point.
    — Lequel ?
    — La vaillance.
    — Certes… Or, je crains pour nos hommes qu’elle ne soit menacée de l’intérieur.
    — Par quoi, mon neveu ?
    — La présomption.
    — Que le péril revienne et tu verras : ce ne sera ni la hautaineté ni l’envie de forniquer qui envahiront leur tête et leur boudiné, mais à nouveau la peur et sans doute l’effroi.
    En ces jours de répit où elles les côtoyaient davantage, les femmes devinaient combien le fait d’avoir repoussé plusieurs fois des Goddons réputés invincibles avait

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