Le Gué du diable
dixième heure du jour, quand le soleil est déjà bas. Mais…
— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle ils ont quitté leurs champs ? Avez-vous pu observer ce qu’ils ont fait une fois arrivés sur la rive de l’Ouanne ?
— Comme on te l’a dit, maître, avança Émile d’une voix hésitante, les fourrés sont hauts, épais et touffus…
Contrairement aux craintes du colon, le comte parut satisfait de cette remarque :
— De telle sorte, nota-t-il, qu’il ne vous était pas possible de voir ce qui se passait sur le bord de l’eau.
— Voilà ! Impossible ! Comme tu le dis !
Le comte Ermenold s’accorda un autre répit et but à nouveau un gobelet de cervoise. Puis il se leva, se dirigea vers les Frisons auxquels il lança des regards menaçants, marcha de long en large et revint, l’air très décidé, vers les colons qu’il interrogeait.
— Ce cavalier que vous avez aperçu côté Gérold, n’était-ce pas Wadalde par hasard ? Vous le connaissiez, il vous était facile de le reconnaître.
— Wadalde ? Non, on ne sait pas, on ne sait rien ! s’écria Clément effrayé. Comment reconnaître ? On ne pouvait rien voir. Je te le jure, maître. Nous étions trop loin, beaucoup trop loin. Jamais on n’a approché ces cavaliers, jamais ! On n’a rien vu, rien !
— Et pas davantage l’autre, celui qui venait de l’est, côté Nibelung ?
— Oh ! non ! Non. Il était encore plus loin !
— Maintenant, faites attention ! Diriez-vous que les deux cavaliers se sont rencontrés sur le gué ? Encore une fois, réfléchissez bien !
— C’est-à-dire que celui qui venait de l’est, du côté de chez Frébald, nous l’avons aperçu plus tard que les… que l’autre, celui qui venait du nord. Peut-être une demi-heure après, précisa Clément.
— Mais enfin, cela n’excluait pas une rencontre ! Celui qui était arrivé le premier a pu attendre l’autre. De toute façon, vous n’en avez pu rien voir, à ce que vous m’avez dit.
— En effet, d’où on était, on ne pouvait voir le gué.
— Et par la suite, avez-vous vu repartir des cavaliers ?
Clément jeta un coup d’œil à son ami et répondit :
— Pour celui qui était venu de chez Frébald, c’est sûr, on l’a vu s’éloigner, vers l’est.
— Et côté Isembard, côté Wadalde ?
L’homme se gratta le crâne.
— C’est là que ça devient difficile, maître, dit-il d’une voix hésitante. Comme on te l’a dit, de ce côté-là, on avait cru voir deux cavaliers se dirigeant vers ce gué, deux rien que de ce côté-là…
Sur un froncement de sourcils d’Ermenold, le colon rectifia précipitamment :
— Bien entendu, on avait tort… Seulement voilà, par la suite, on en a vu repartir un, mais un seul, vers le nord. Alors, comme on avait cru qu’il y en avait deux… oui, on s’est posé des tas de questions… Est-ce qu’il y en avait eu deux ? Mais puisqu’un seul repartait, qu’était devenu l’autre ? Et celui qui s’en allait… il nous paraissait avoir une drôle d’allure… Est-ce que par malheur ce n’était pas ?… Tu vois, maître ! Avec tout ce qui s’était passé sur ce gué…
— Alors ? s’impatienta le comte.
— On a eu peur… on a hésité… on a discuté. Et puis on s’est décidés. On ne pouvait tout de même pas laisser les choses comme ça. Oui, on a décidé qu’on irait y voir tous ensemble. Au crépuscule, nous sommes partis en chantant très fort des prières appelant le Très-Haut à l’aide contre les esprits démoniaques… Et en arrivant en vue de ce gué de malheur, on a aperçu, sur l’autre rive, un cadavre couché sur le dos à moitié dans la rivière. Sûr, on a pensé, ça ne peut être que l’œuvre du Malin, ce cavalier bizarre qui avait fui, comme une ombre, vers la nuit.
— Lui ou une autre sorte de démon. Naturellement, du côté de l’Ouanne, vous n’avez vu ni entendu âme qui vive. Rien de particulier ?
— Rien ! Juste une odeur âcre et nauséabonde de putréfaction, de marécages, de malédiction…
— Bien, bien ! coupa Ermenold. Maintenant, nous allons voir ce que ceux-là ont à dire. Faites venir jusqu’ici ce Frison, oui, celui qui a des cheveux blancs.
Le bourreau fit sortir l’esclave de la cage où il était enfermé et il le bouscula jusqu’à la table derrière laquelle siégeait le comte d’Auxerre.
— Il paraît que tu as un nom, dit ce dernier en
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