Le Gué du diable
dialecte bourguignon à celui qui se tenait devant lui.
— Seigneur, répondit l’esclave, tu peux parler francique. Je le comprends mieux que le patois d’ici.
— Je ne suis pas ton seigneur, mais ton maître ! Je t’ai demandé si tu avais un nom !
— On me nomme Van.
— Alors, Van, première question : connaissais-tu Wadalde ?
— Tous le connaissaient, maître.
— Était-il aimé ?
— Tous le détestaient, maître.
— Tiens, tiens ! Voilà un aveu intéressant. Et pourquoi ?
— Parce qu’il ne cessait de faire le mal avec d’autres comme lui.
— Vous avez eu récemment une vingtaine de vos brebis égorgées.
— Oui, maître ; mais pas nos brebis, elles appartenaient à maître Frébald, elles nous étaient confiées pour l’élevage.
— Peu importe ! As-tu pensé que Wadalde et d’autres avec lui avaient fait cela ?
— Non, maître ! Wadalde et les siens s’en prenaient à d’autres.
— Tu veux dire, en particulier, à des femmes, des filles qu’ils profanaient ?
Van eut des larmes qui lui vinrent aux yeux.
— Oui, murmura-t-il d’une voix tremblante. Qu’ils violaient.
Il se reprit.
— Et aussi, quand ils étaient ivres, ils saccageaient tout, ils mettaient le feu aux meules, ils défonçaient les chaumières… Ah, tant de méchanceté !
Le comte jubilait.
— Mais, lança-t-il, tout cela donnait beaucoup de motifs de vengeance.
— Oui, maître. Nous n’étions pas les seuls.
Il désigna les colons du comté.
— Ceux-là n’en avaient pas moins que nous.
— Surveille tes paroles !
— C’est la vérité, maître. Si tu interroges leur doyen, il te le dira.
— Est-ce à un animal comme toi de me dire ce que je dois faire !
— Nous, esclaves frisons, nous avons décidé de parler de tout cela à notre intendant, pour qu’il le dise au seigneur des Nibelung, pour qu’il lui rapporte tout ce qu’on avait fait à ses biens, et aussi à nous, pour qu’il fasse quelque chose.
— Et vous vous êtes contentés d’en parler à l’intendant ?
— Que pouvions-nous faire d’autre ?
Sur un signe de tête du comte, le bourreau porta à Van un violent coup avec le manche du fouet.
— Encore une fois, esclave, fais attention à la façon dont tu parles… Mais, dis-moi, n’avez-vous pas réclamé vengeance contre Wadalde, après tout ce qu’il vous avait fait ?
— Ce n’est pas à des esclaves d’en juger.
Un nouveau coup sanctionna cette mise au point formulée d’une voix ferme.
— Deuxième question, énonça Ermenold. Étiez-vous, hier après-midi, sur l’emblavure dont on a parlé ?
— Oui, maître.
— Y êtes-vous restés tout le temps ?
— Jusqu’au soir. Alors nous sommes repartis pour notre hameau. Directement !
— Tu mens ! Vous vous êtes approchés de la rivière. Mes colons vous ont vus ! Van jeta un coup d’œil vers Émile et Clément.
— Ils n’ont pas pu nous voir, repartit le Frison. Ils te l’ont dit eux-mêmes : les taillis sont trop hauts, le gué est en contrebas. Depuis tes champs, ils ne pouvaient rien apercevoir.
— Donc, quittant votre emblavure, il vous était facile de vous dissimuler aux abords du gué !
— Maître, je te supplie de me croire. Pourquoi serions-nous allés par là ? C’est à l’opposé du chemin que nous prenons pour rentrer. Et puis ce passage, on ne s’y engage pas volontiers.
Pour la troisième fois le bourreau frappa sur le ventre l’homme, qui grimaça.
— Vous vous en moquez bien, vous autres, des racontars sur le diable ! cria Ermenold. La vérité, c’est que vous avez reconnu, en avançant vers l’Ouanne, votre ennemi, Wadalde, dont tu as avoué qu’il vous faisait tant de mal. La vérité, c’est qu’alors est arrivé un cavalier armé qui venait de chez Frébald et qui se dirigeait lui aussi vers le gué. La vérité, c’est que vous l’avez suivi en vous cachant dans les buissons qui bordent l’Ouanne. La discussion des deux cavaliers a tourné à l’affrontement, et rien ne dit que vous n’avez pas aidé celui qui a égorgé Wadalde, rien ne dit même que ce n’est pas un coup de faucille, porté par l’un de vous, qui lui a tranché la gorge !
— Maître, maître, implora Van, crois-moi : nous n’avons rien fait de cela ! Nous ne nous sommes pas approchés de l’Ouanne. Notre travail était terminé. Nous sommes repartis vers notre hameau. Nous n’avons rien fait, nous
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