Le Gué du diable
n’avons rien vu !
— Mais, dis-moi, hurla le comte, si vous n’êtes pas coupables, pourquoi, lorsque vous nous avez aperçus, vous êtes-vous enfuis… comme des coupables !
— Nous autres, jadis hommes libres là-bas, maintenant esclaves ici, nous vivons avec la peur. Nous ne pouvons rien contre rien. Tout ce qui arrive par surprise n’est jamais bon, mais mauvais, plein de dangers… Regarde, maître ! Hier, nous étions sur un champ, sous le ciel, à travailler. Maintenant nous sommes ici, dans cette cage, accusés d’avoir assisté au meurtre de Wadalde et d’y avoir prêté la main, même pire, alors que nous n’avons rien fait. Dieu sait ce qu’il va en être de nous maintenant. Est-ce que nous n’avons pas des raisons d’avoir peur tout le temps ?
— Des raisons ? Voilà que ça raisonne, ça, à présent ! Ça ment et ça raisonne ! On va t’apprendre à raisonner comme il faut. Bourreau : une petite leçon de raisonnement à ce raisonneur-là !
Sur la jante d’une poulie fixée à une poutre du plafond était passée une forte corde qui pendait à ses deux bouts jusqu’au plancher. Le bourreau lia ensemble les deux poignets de l’esclave, puis il tira sur l’autre extrémité de façon que le corps du malheureux soit suspendu, la pointe des pieds touchant à peine le sol, en une position qui raidissait les muscles du dos. Le bourreau lui arracha sa chemise.
— Maintenant, affirma le comte, nous allons reprendre tout cela, mais sérieusement. Question : avez-vous aperçu, sur le domaine appartenant aux Gérold, Wadalde se dirigeant vers le gué ?
— Non, maître, aucun de nous ne l’a vu. De là où nous étions, ça n’était pas possible.
Un premier coup de fouet, porté à toute volée, arracha à l’esclave un cri de douleur.
— Je répète ma question : as-tu, avez-vous aperçu Wadalde, l’avez-vous reconnu ?
— Non, maître. Je ne peux pas dire oui.
Un second coup laissa sur le dos de Van une trace sanglante.
— Passons à une autre question : avez-vous aperçu un cavalier qui venait de l’est, de la résidence de Frébald ou des alentours ?
— Oui, répondit le Frison d’une voix affaiblie.
— L’as-tu reconnu ?
— Je n’ai pas pu. Il était trop loin.
— Vraiment ? ironisa Ermenold en abaissant la main.
Un troisième coup ébranla le corps du supplicié tout entier.
— Continuons ! Question : avez-vous suivi ce cavalier, cet homme d’armes que tu prétends n’avoir pas reconnu, jusqu’à l’Ouanne, avez-vous assisté à un affrontement avec Wadalde ?
— Non, maître, parvint à articuler Van. Nous… sommes repartis… chez nous… de suite…
— Tu en auras assez avant moi, dit Ermenold d’un ton patelin en ordonnant au bourreau de frapper à nouveau. Donc, nouvelle question : avez-vous pris part à cet affrontement ?
Avec le manche de son fouet, le bourreau désigna alors le supplicié dont la tête s’était affaissée. Il avait perdu connaissance. Le bourreau allait saisir un seau rempli d’eau pour en jeter le contenu sur le supplicié afin de le ranimer quand un garde vint parler à l’oreille du comte.
— Nous reprendrons tout à l’heure, annonça celui-ci. Faites venir ce cavalier !
Un homme d’armes se présenta. Il salua respectueusement le comte d’Auxerre, jeta un coup d’œil autour de lui. Son regard s’arrêta sur celui qui était toujours suspendu par les poignets, le dos en sang, évanoui. Puis il s’adressa à Ermenold :
— Je me nomme Mélior, vassal du seigneur Isembard, annonça-t-il. Il m’a chargé de t’apporter le message que voici.
Il déplia un parchemin et lut :
— « Moi, Isembard, vassal de l’empereur Charles, porte témoignage que j’ai chargé l’un des miens de prendre contact avec un émissaire des Nibelung, pour recenser les différends nous opposant à eux, afin de rechercher leur règlement, et que le rendez-vous devait avoir lieu au gué sur l’Ouanne en la journée d’hier, mardi, à la dixième heure du jour. »
— Est-ce tout ? demanda le comte Ermenold.
— Oui, seigneur, en ce qui concerne le message lui-même.
— Mais il ne confirme pas que Wadalde ait été désigné comme négociateur des Gérold, ni qui il devait rencontrer !
— En effet, seigneur, répondit Mélior. Mais j’ai été chargé seulement de te lire le message et, d’ailleurs, je n’en sais pas plus. Cependant, je suis autorisé à ajouter
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