Le Gué du diable
L’impartialité, voilà mon guide !… Je te salue, Frébald !… Timothée, à moi !
— Je te salue, comte Childebrand, répondit le seigneur des Nibelung d’Auxerre, cachant mal son dépit.
Le missus dominicus se dirigea, en compagnie de son assistant, vers la ville, tandis que Hermant, ayant reformé son détachement en colonne, les suivait, à la tête de ses gardes, à faible distance.
— Alors, seigneur le Grec, demanda le comte à Timothée, qu’a observé notre Goupil ?
— Deux ou trois petites choses, seigneur missionnaire du souverain. D’abord, il est exact que Frébald et les siens ont été surpris. Ils ont eu à peine le temps de se mettre en défense.
— Ensuite ? Car je te connais, tu réserves le meilleur pour la suite.
— Ensuite, je dois te signaler deux absences. La première est celle de Robert, le frère d’Isembard. Il n’était pas avec Badfred. D’ailleurs, je ne le vois pas se plaçant sous les ordres de son neveu pour une opération imbécile. S’il était venu jusqu’à Escamps, c’eût été pour se tenir à côté d’Isembard. Il n’y était pas.
Il observa un instant de silence et rapprocha encore sa monture du cheval de Childebrand.
— La seconde absence m’intrigue davantage : c’est celle de l’intendant Malier. Le seigneur Erwin avait ordonné au chef des Nibelung de le faire comparaître au plus tôt devant vous.
— Viendras-tu au fait, animal ? s’impatienta Childebrand.
— Alors, que je sache, vous n’avez vu venir personne, répondit Timothée. Je m’en étais occupé aussi. J’avais demandé à le rencontrer pour lui transmettre directement votre convocation. Par deux fois il m’a été répondu qu’il se trouvait à l’autre bout du domaine, Dieu sait pourquoi… Mais son absence, aujourd’hui, tout à l’heure, dans une circonstance aussi grave, n’a pas fait que m’étonner.
— Et alors ?
— Comment dire… Oui, c’est cela, elle n’a pas fait que m’étonner.
— Hum, grommela Childebrand.
Les missi dominici et leurs assistants avaient pris leur souper à la même table comme chaque fois qu’ils voulaient faire le point. Tous respectaient le silence d’Erwin qui montrait cet air absent suscité par une intense méditation. Childebrand tapotait sur la table, le frère Antoine piochait dans un plat de beignets que les serviteurs avaient laissé à sa portée, Timothée caressait son collier de barbe et Doremus son crâne chauve. Tout à coup, le Saxon parut se réveiller, but une gorgée d’hydromel et dit :
— Cette affaire des cavaliers… A l’évidence, il faut partir de là… pas pour suivre la méthode d’Ermenold… certes pas ! Doremus nous a bien montré qu’avant même de recueillir des témoignages, il avait son siège fait : le meurtre de Wadalde devait être imputé aux Nibelung ! Quant à sa cause, il pouvait faire état des querelles, de la haine, qui opposent les deux familles. Encore ne connaît-il pas la diatribe lancée par ce Wadalde, singulier homme d’armes en vérité, contre Frébald et sa femme Adelinde. Il y puiserait à coup sûr un solide argument en faveur de son opinion.
— Il faut dire que cette diatribe demeure incompréhensible, souligna Doremus.
— Jusqu’à présent en tout cas ! Donc, Ermenold – ainsi qu’il a essayé d’en extorquer l’aveu à un esclave frison – a voulu établir à toute force qu’un rendez-vous entre Wadalde et un émissaire de Frébald au gué sur l’Ouanne s’était mal déroulé, qu’il avait tourné à l’affrontement et que, au cours d’un combat, Wadalde, avec ou sans le secours de Frisons, avait été égorgé.
Erwin observa une courte pause, joignit ses longues mains et poursuivit :
— Mais si, sur le chemin situé sur les terres des Gérold, chevauchaient non un seul mais deux hommes, Wadalde et un autre, alors sa présentation des événements se heurtait à de sérieuses difficultés : qui était ce deuxième cavalier, que faisait-il là, quel fut son rôle ? On m’a rapporté la réputation de ce gué. Mais j’ai cru comprendre que le Malin n’y faisait des apparitions effrayantes et lubriques que par des nuits d’orage particulièrement tumultueuses. Que je sache, le meurtre de Wadalde a été perpétré dans le jour finissant par un ciel sans éclairs ni tonnerre. Nous pouvons donc revenir à bon droit à des considérations plus terre à terre. Pour le comte d’Auxerre, il
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