Le Gué du diable
admit Childebrand. Cependant je voudrais en venir à une question toute simple : pourquoi Wadalde a-t-il été assassiné ? Je ne perds pas de vue ces querelles qui opposent entre eux Gérold et Nibelung d’Auxerre, ainsi que l’évêque Aaron, les abbés et le comte Ermenold. Je n’oublie pas davantage ces histoires de meules et de granges incendiées, de récoltes saccagées, que sais-je encore, ni ces viols, odieux même quand il s’agit d’esclaves, bref toute cette haine. Mais de là à égorger un homme d’armes !…
— En effet, dit Erwin avec un jeu de physionomie exprimant sa perplexité, c’est à la fois trop et pas assez. C’est trop pour un simple meurtre, et de cette sorte ; les querelles auraient pu engendrer un véritable affrontement, celui qu’a tenté Badfred fut tout simplement dérisoire… Mais ce n’est pas assez pour expliquer comment elles ont pu produire cet assassinat bestial… Donc l’hostilité entre Gérold et Nibelung ne constitue pas un motif suffisant et satisfaisant, donc la culpabilité n’est pas à rechercher uniquement de ce côté-là, donc aucun de ceux qui sont parties à des différends, en particulier domaniaux, ne peut être mis hors de cause.
— Donc, enchaîna Childebrand, il devient aisé de comprendre pourquoi le comte d’Auxerre a commencé son enquête comme il l’a fait ! Il s’agissait pour lui d’accabler les Nibelung et les Gérold, de mettre l’accent sur leurs démêlés, de les présenter comme des fauteurs de désordres néfastes, de les placer eux, et eux seuls, au cœur d’un forfait horrible… se maintenant ainsi lui-même à l’écart de tout ! Ah, frapper de discrédit des vassaux de l’empereur est tout bénéfice pour lui, soit qu’il s’agisse de désigner leurs terres à la convoitise des abbés, soit qu’il en espère pour lui-même un avantage domanial !
— En tout cas, souligna le Saxon, les constatations que nous avons faites sont accablantes pour lui. Ses investigations ont été menées de manière hâtive et superficielle ; il est passé à côté d’indices significatifs en en méconnaissant, volontairement ou non, l’importance ; il a négligé des témoignages décisifs, mais il en a imposé d’autres, controuvés. Il a prouvé ainsi qu’il avait entrepris son enquête non avec l’esprit de justice qui aurait dû uniquement l’inspirer, mais avec un parti pris favorable à ses intérêts… Peut-il, dans ces conditions, continuer à disposer de la confiance du souverain que nous, missi dominici, représentons en ce pays ? Possède-t-il encore qualité et autorité pour instruire l’affaire et la juger ?
— … Et pouvons-nous alors éviter de prononcer le dessaisissement du comte d’Auxerre Ermenold ? ajouta Childebrand. Certes, nous n’étions pas venus en ce comté pour nous charger d’une enquête criminelle. Je devais, je dois toujours, m’occuper de la levée pour le Champ de Mai, et toi, ami, des travaux sacrés prescrits par Alcuin. Et pourtant… Je ne vois pas d’autre solution que celle-ci : ayant dessaisi Ermenold, assumer nous-mêmes la responsabilité, et des investigations, et du jugement.
— Il en est donc ainsi décidé, conclut Erwin. Nous dicterons à Dodon un rapport dans lequel nous solliciterons de l’empereur son accord quant à cette procédure qui, cependant, sera mise en œuvre immédiatement. Le comte d’Auxerre Ermenold, deuxième du nom, recevra notification écrite de notre arrêt portant nos sceaux.
Le lendemain matin, à la Taverne du Cygne d’Or , Timothée terminait la soupe aux gésiers qui constituait son déjeuner quand s’approcha de sa table un jeune garçon au regard vif qui lui demanda :
— Es-tu bien Timothée le Grec ?
Sur sa réponse affirmative, il tendit un message en disant :
— On m’a demandé de te donner ça de la part de Malier l’intendant.
— Qui t’a demandé ?
Mais, déjà, le jeune commissionnaire était parti en courant.
Le Goupil déroula le parchemin et lut : « Si tu veux savoir qui avait rendez-vous avec Wadalde, viens me retrouver à la cressonnière de Diges, ce matin même, sans perdre un instant. Je ne peux en écrire davantage. »
Timothée examina le message, d’une belle écriture, qui ne portait aucun sceau. Il appela l’aubergiste.
— Connais-tu ce jeune gars qui vient de sortir d’ici et m’a remis cela ? lui dit-il.
— Je ne l’ai jamais vu dans les parages. Il
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