Le Gué du diable
s’agissait de se débarrasser de ce deuxième cavalier. Manifestement, il a estimé que le meilleur procédé consistait à nier son existence. Il n’en voulut qu’un seul de ce côté-là : Wadalde ! C’est pourquoi il a exercé des pressions sur ses propres colons, les menaçant même, pour qu’ils reviennent sur leurs déclarations et modifient leurs témoignages, ce qu’ils ont fait, mais non sans maladresse et réticences. Et ne parlons pas du traitement auquel il a soumis ce malheureux esclave frison.
Doremus se racla la gorge comme il le faisait souvent quand il voulait attirer l’attention.
— Le point de vue que le comte d’Auxerre a cherché à imposer, dit-il, ne se heurte pas seulement à ce deuxième cavalier bien encombrant. J’essaie d’imaginer la scène, selon Ermenold : voici, venant par la sente des Gérold, Wadalde, et arrivant par celle des Nibelung leur émissaire. Ils se rencontrent au bord du gué, ils commencent à discuter, puis ils s’invectivent, ils dégainent, ils s’affrontent… Wadalde, égorgé, vidé de son sang, s’écroule, son corps à demi immergé dans la rivière… Cela ne cadre pas du tout avec les observations que j’ai faites et que le comte Ermenold, d’ailleurs, aurait pu faire, s’il en avait eu le souci. D’abord, je n’ai aperçu aucune tache de sang sur les arbustes qui bordent étroitement le gué, ni sur les cailloux du chemin ; en revanche, sur ce tertre dont je vous ai déjà parlé, l’herbe était largement souillée par des flaques de sang séché, noirâtre, et j’ai distingué des maculages sur les feuilles des buissons qui enserrent le raidillon reliant ce tertre au chemin. On ne peut pas négliger non plus l’abondance du crottin de cheval sur cette butte.
— Donc, intervint Timothée, tout semblerait indiquer que Wadalde a été égorgé sur ce tertre et que son corps a été traîné ensuite jusqu’à la berge.
— Aucun doute ! Quant à la manière dont s’est déroulé le meurtre, l’examen du cadavre auquel j’ai procédé, en présence du comte Ermenold, s’est révélé très instructif. Il ne comportait aucune autre blessure que celle qui a donné la mort, aucune trace de coups, aucune meurtrissure. Il est vrai que je n’ai pas eu le courage de faire retourner ce corps, plus qu’à moitié décapité, pour en observer le dos… Déjà, ce que j’avais constaté m’avait convaincu que Wadalde avait succombé immédiatement : sa tunique, sa chemise, sa culotte et même son caleçon étaient inondés de sang ! Il a été saigné à blanc… affreusement.
Il soupira.
— A-t-il été tué par surprise, ayant mis pied à terre ? Dans un combat opposant glaive à glaive, son adversaire, par une botte extraordinaire, a-t-il pu lui entailler la gorge profondément ?
— Impossible ! s’écria Childebrand. Un combattant tel que toi sait bien qu’un tel coup est inimaginable, surtout face à un Wadalde. Qu’il ait été égorgé par surprise, son adversaire l’assaillant par-derrière, cela, oui, c’est possible !
— Et qu’a dit le comte d’Auxerre ? demanda Timothée.
— … Que rien, évidemment, ne lui avait échappé, répondit Doremus en imitant le ton cassant employé par Ermenold.
— Et ce fourreau sans glaive ? Wadalde aurait-il oublié son arme ? s’étonna Childebrand. Sans elle, un cavalier se sent, pour ainsi dire, tout nu. Lui aurait-elle été arrachée au moment où il a été assailli ?
— Difficile à imaginer, jugea le frère Antoine. Ou bien, par prudence, il avait dégainé, ou bien il avait laissé son glaive au fourreau. Dans les deux cas, chercher à s’en emparer eût détruit tout effet de surprise !
— Évident ! Sans doute, alors, a-t-elle été emportée par le meurtrier après l’assassinat.
— Oui, mais pourquoi ? plaça Timothée.
— Apparemment, tout cela n’a guère troublé le comte d’Auxerre, affirma l’abbé saxon. Pas plus que cette autre question : pourquoi avait-on fixé comme lieu de rendez-vous un gué sur l’Ouanne ?… Voyons ! Nous avons maintenant bien en tête la configuration des domaines. L’essentiel des terres des Gérold se trouve au nord d’un ru, la Baulche, pas l’Ouanne. Le domaine des Nibelung se situe au sud-est de ce ru. Il aurait donc été normal qu’une entrevue se fût déroulée à un quelconque point de cette Baulche. Au lieu de cela…
— J’entends que cela peut avoir son importance,
Weitere Kostenlose Bücher