Le Gué du diable
avait l’air plutôt éveillé.
— Plutôt, en effet.
Sans perdre de temps, le Grec revint à la résidence de la mission. Il rendit compte de l’événement à Childebrand qui attendait le comte d’Auxerre pour lui notifier son dessaisissement et que cette entrevue à venir rendait de mauvaise humeur.
— Qu’est-ce encore que cette histoire ? grommela-t-il. Je ne sais ce qui se passe ici, mais cela me déplaît de plus en plus… Enfin, il va bien falloir que tu y ailles. Fais-toi accompagner par deux gardes ! Sait-on jamais…
— Merci, seigneur… – le Goupil eut un léger sourire – mais je crois que notre frère Antoine se morfond un peu dans des travaux par trop austères… L’autoriserais-tu à venir avec moi, lui et ses redoutables couteaux ? En leur compagnie, je ne crains personne.
— Oui, je t’autorise, rusé animal, concéda Childebrand. Je dis bien frère Antoine, mais pas ton autre complice. Je peux avoir besoin de Doremus pour tenir la liaison avec l’abbé Erwin qui est retourné au scriptorium de Saint-Germain.
— Nous allons partir sans tarder. Diges, m’a-t-on dit, est à quatre lieues… et la monture, robuste certes, qui transporte notre moine sur son dos, montre peu de dispositions pour le galop.
— Allez donc !
Le Grec fit prévenir le frère Antoine et ils se retrouvèrent aux écuries.
— Merci pour Léonie – ainsi appelait-il sa jument par allusion quelque peu irrévérencieuse au nom du pape Léon III. Elle se languissait ici, affirma le Pansu. Un peu d’exercice lui fera du bien. Évidemment, tu m’arraches cruellement à un labeur érudit… Mais je vais essayer de surmonter mon désarroi.
Avec un air réjoui, il montra deux gourdes de vin qu’il avait apportées.
— J’emporte de quoi !
Il tâta ses couteaux dans leurs gaines au ceinturon et la poignée de son glaive court, puis vérifia d’un coup d’œil que Timothée n’avait pas oublié le sien. Les deux assistants des missi se mirent en route. Pour éviter de traverser la ville, ils suivirent le cours de l’Yonne sur une demi-lieue en remontant la rivière et, ayant contourné Auxerre par le sud, prirent la direction de Chevannes. Sous le soleil déjà chaud de cette fin avril, le printemps offrait un spectacle de fête. Les feuilles naissantes sur les arbres présentaient une gamme de couleurs allant de l’ocre clair au vert tendre, les buissons s’étaient couverts de fleurs blanches et roses, le blé était déjà dru dans les champs et des troupeaux nombreux paissaient l’herbe haute. Au passage des deux cavaliers, hommes et femmes penchés sur la terre se relevaient, cultivateurs et bergers interrompant un instant leur labeur, et saluaient les visiteurs avec de grands gestes. Certains profitaient de l’occasion pour s’étirer, pour s’essuyer le front ou encore pour faire couler dans leur bouche le jet d’eau d’une cruche élevée haut au-dessus de la tête.
Cela incitait d’ailleurs le Pansu à s’humecter aussi le gosier, mais avec le jus de la treille ; il n’oubliait pas d’en offrir de généreuses gorgées à son compagnon. La gaieté de cette matinée rendait bavarde leur complicité. Ils ne manquaient pas de souvenirs à évoquer, comme cette joute gastronomique qui avait opposé le moine bourguignon à un glouton de Bagdad, joute dont il était sorti vainqueur bien qu’il ait eu quelques difficultés à s’habituer aux mets de l’Orient.
Cependant, de telles évocations ne les détournaient pas de leur mission dont ils évoquaient les côtés mystérieux et les aspects menaçants. De temps à autre, le frère Antoine consultait la longueur des ombres qui raccourcissaient à mesure qu’ils progressaient, et il éperonnait sa monture placide afin qu’ils soient à l’heure à ce rendez-vous insolite.
— Je serai heureux, dit le Goupil, de rencontrer enfin cet intendant qui nous a fait faux bond par deux fois. Selon Frébald, c’est lui qui était chargé des pourparlers avec les Gérold. Avait-il décidé de les assumer lui-même ? Quelqu’un d’autre est-il intervenu ? Mais alors qui ? J’espère que tout cela sera élucidé aisément.
— Plaise à Dieu !
A Chevannes, après s’être renseignés sur la route à suivre pour gagner Diges, ils décidèrent de prendre un guide, car l’itinéraire par les chemins de champs était incertain. Quelques piécettes parvinrent à convaincre le maréchal-ferrant, lequel possédait un
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