Le Gué du diable
à l’abbé saxon le trésor de la famille, un Évangile selon saint Matthieu, datant d’un siècle environ et qu’Erwin loua pour sa belle écriture et la qualité de son parchemin. Il ne fit aucune remarque sur le texte lui-même, bien qu’il se fût rendu compte rapidement qu’il était, comme celui de beaucoup de bibles à cette époque, fautif et lacuneux. Quelle importance, d’ailleurs, en l’occurrence ? Rimbert et les siens savaient-ils lire couramment ? C’était peu probable. Ce qui comptait avant tout à leurs yeux, pour le soutien de leur foi, c’était de posséder chez eux cet écrit sacré.
Le maître de maison avait fait apporter d’autre part un léger en-cas comprenant notamment pour lui-même un gobelet de vin miellé qui le réconforta. Il put reprendre son récit.
— Alard, lui, dit-il, n’avait pas besoin d’alliance matrimoniale pour figurer parmi la haute noblesse du royaume. Ses ancêtres avaient occupé des positions éminentes tant en Bourgogne qu’en Neustrie ( 13 ). Parmi eux, le vaillant Roland, Ogier, cousin germain du duc de Bavière, et aussi, bien en vie, lui, le comte Godefroi que tu connais et qui a accompli une mission importante en nos pays.
— Très importante même, confirma le Saxon.
— J’ai bien connu Alard, reprit le vieillard. C’était un homme vaniteux, faisant étalage de sa noblesse, méprisant, poussant l’insolence jusqu’à la goujaterie. Il servait lui aussi dans la cavalerie, où il était détesté de ses hommes. Il avait eu, un temps, Frébald sous ses ordres. La faveur de Pépin pour ce dernier lui avait inspiré des brimades ignobles. On l’apprit en haut lieu. Pour permettre à Frébald d’y échapper, le roi lui confia le commandement d’un détachement important. La jalousie la plus venimeuse s’empara du cœur d’Alard et quand il apprit que, par alliance, fût-ce avec une Adelinde, Frébald allait égaler son rang, il ne se tint plus, d’autant que son mariage avec Helma, survenu la même année que celui de son ennemi, n’avait pas eu le même éclat.
— J’en soupçonne la conséquence…
— Oui, seigneur, Alard n’avait pas à chercher très loin le moyen de sa vengeance. Il prit Adelinde pour cible, rappelant son dévergondage à tout propos, et même hors de propos, ne faisant jamais précéder le nom de Frébald que des qualificatifs les plus infamants, cherchant sans cesse à le ridiculiser, ce qui d’ailleurs finit par lasser tout le monde car, à l’évidence, ses paroles outrageantes n’avaient plus de raison : autant Adelinde avait pu, naguère, prêter le flanc à la médisance, autant, devenue l’épouse de Frébald, et bientôt mère d’ailleurs, elle inspirait le respect par sa retenue, sa modestie même, sa dignité et sa charité.
— Celui qui calomnie et raille autrui provoque des rires qu’il croit flatteurs et pense peut-être qu’il s’acquiert des mérites. Il ne suscite en fait que réprobation et méfiance, souligna l’abbé saxon. Qui, en effet, est assuré de n’être pas sa prochaine victime ?
— De cela, et de bien d’autres risques, Alard n’avait cure. Au contraire, il redoubla d’insolence, allant jusqu’à énoncer les jugements les plus insultants sur Adelinde, sur Frébald, en présence même de celui-ci. A plusieurs reprises, les deux hommes faillirent s’affronter, glaive en main, ils n’en furent empêchés que par l’intervention des plus hauts personnages du royaume, Pépin lui-même leur faisant défense de se battre. « Votre sang m’appartient », leur dit-il en leur signifiant que cette querelle incessante lassait sa patience. La mise en garde, d’ailleurs, visait surtout Alard qui, en s’en prenant au couple Frébald-Adelinde, atteignait, sans le savoir vraisemblablement, une décision du roi lui-même.
— Continua-t-il, malgré tout ?
— Tout porte à le croire. Sa haine était plus forte que prudence et obéissance… Or, en cette onzième année du règne de Pépin, qui vit la réunion à Attigny de tant d’évêques et abbés de Francie autour du roi, la guerre contre les Aquitains avait repris avec une vigueur nouvelle. Alard et Frébald, chacun à la tête d’un fort escadron, y participaient avec ardeur, car l’un et l’autre étaient des combattants avisés et courageux. Que se passa-t-il lors d’un engagement qui eut lieu près d’Aubusson ? Aucun témoignage n’a jamais pu apporter à ce sujet une certitude…
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