Le Gué du diable
dit vrai, seigneur, enchaîna Rimbert. Ce qui s’est produit en ce pays depuis une semaine a engendré à Auxerre, en tous villages et hameaux, dans tous les manses, de l’inquiétude et de l’angoisse, les quelles sont filles, par plus d’un côté, de l’incompréhension. Pourquoi ces violences, fruit de la haine, se demande-t-on, et d’abord pourquoi cette haine ? Comment en est-on arrivé là ?
— Ne m’a-t-on pas parlé de querelles domaniales, d’expéditions punitives, de moutons égorgés, de récoltes saccagées, de colons et d’esclaves roués de coups ?
— Tu sais bien, mon père, qu’il n’y avait pas là de quoi justifier, pardon, de quoi expliquer des meurtres aussi atroces, touchant des adjoints immédiats de nobles de haut lignage. Tu sais aussi que tous ces méfaits et forfaits, évoqués par toi, ont eux-mêmes une cause. Ce n’est certes pas à toi, missionnaire du souverain, qui as parcouru tant et tant de lieues en tous pays pour assurer la justice, l’ordre et la paix que j’apprendrai ceci : pour produire des assassinats aussi scandaleux, il faut des passions autrement fortes que des affaires de troupeaux décimés, de granges brûlées ou d’esclaves rossés.
— Tel est aussi mon sentiment. Mais alors, quoi ?
Rimbert passa lentement sa main droite sur son front et sur sa chevelure, hésitant. Puis il se décida.
— Tu dois bien penser, seigneur, commença-t-il, que, depuis longtemps déjà, les troubles qui ont perturbé la vie de ce comté m’avaient intrigué, alerté. Les meurtres récents ont relancé ma réflexion. L’âge a accablé mon corps mais non, grâce au Ciel, mon esprit, ni ma mémoire. C’est à elle surtout que j’ai eu recours et ce n’est pas sans réticence que je vais faire état de ce qu’elle m’a rappelé. Car, mon père, est-elle fidèle ?
— Je ne suis pas de ceux qui font de témoignage vérité. Mais ta sincérité scrupuleuse est gage de véracité.
— J’étais âgé de dix-sept ans, reprit Rimbert, quand, en la quatrième année du règne de Pépin ( 12 ), je suis entré à son service comme homme d’armes. Bien qu’il n’y paraisse plus guère aujourd’hui, j’étais de taille élevée, robuste, apte à porter broigne et glaives. Je fis notamment partie de l’armée franque qui vint au secours de la papauté, entra victorieusement dans Pavie et revint d’Italie avec d’inestimables richesses et quelques otages livrés à Pépin par Aistolf, roi des Lombards, souverain fourbe que le Tout-Puissant n’allait pas tarder à punir par une mort soudaine. Deux ans après, je servais toujours le roi Pépin et je me trouvais à Compiègne où devait se rendre le duc de Bavière Tassilon pour placer ses mains entre celles de notre souverain, prêtant ainsi serment de vassalité à Pépin et à ses deux fils, Carloman et Charles. Je revois encore celui-ci qui devait avoir alors une quinzaine d’années : c’était un adolescent de haute taille, solide, hardi à la chasse (trop au gré de son père), vif de corps et d’esprit, curieux de tout et aussi – puis-je le rappeler ? – gros mangeur, grand buveur, et fort amateur de jolies filles (trop au gré de sa mère), ce qui d’ailleurs lui vaudra quelques déboires.
L’abbé saxon ne put retenir un sourire : sur ce point, le roi, puis l’empereur, n’avait pas démenti les penchants du jeune homme.
— La cour, comme à l’accoutumée, avait suivi le roi à Compiègne. L’affaire était d’importance, car la Bavière apportait, ou était censée apporter, aux Francs, un concours considérable. J’imagine qu’à présent Charles le Sage, nouvel empereur d’Occident, exige de tout son entourage tempérance et rigueur.
— Assurément, s’empressa de répondre Erwin, imperturbable.
— Mais à l’époque que j’évoque, on n’était pas aussi vertueux. Il s’en fallait de beaucoup ! Les triomphes de la nouvelle lignée royale en avaient grisé plus d’un et certains s’en donnaient à cœur joie.
Rimbert but une gorgée de cervoise.
— Nibelung, neveu de Charles Martel, a donc eu deux fils dont le comte Childebrand, ton ami et missionnaire de l’empereur. Il avait un frère, de renommée moindre que la sienne, Thierry, qui eut lui-même deux enfants avant de mourir en brave en Aquitaine… Deux enfants, dont Adelinde qui est donc la cousine germaine du comte Childebrand. Celui-ci l’a sans doute peu connue, car il est plus jeune
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