Le guérisseur et la mort
lui avoir menti, je crains de l’avoir fourvoyé en omettant de nombreux détails que j’aurais dû porter à sa connaissance. Pardonnez-moi, je vous en prie. Une mère veut toujours protéger son enfant, une grand-mère souhaite toujours redorer la réputation de son petit-fils.
En parlant de mon pauvre Rubèn, cet adorable garçon, j’ai conduit Daniel à croire qu’il n’avait pas d’amis, j’entendais par là qu’il n’en avait pas à l’intérieur du Call. Malheureusement pour nous tous, c’était inexact. Il avait deux amis. L’un d’eux était un chrétien, plus âgé que lui, dont il appréciait la compagnie ; le second n’était autre que Josep, le fils de ma blanchisseuse, Sara. Josep était intelligent, pauvre et ambitieux. Il m’était évident qu’il nous croyait, ma famille et moi-même, immensément riches et qu’il espérait en tirer avantage.
J’ai pour ainsi dire toujours connu Sara. C’était l’enfant de notre blanchisseuse, qui avait coutume de l’amener chez nous les jours de lessive : je pouvais alors jouer avec elle et la distraire pour le seul plaisir de l’entendre rire. C’était une enfant délicieuse, dotée d’un beau sourire, d’un visage charmant et d’une chevelure rousse dont les boucles lui retombaient sur le front. Avec les enfants, on se fie toujours aux apparences, je m’en aperçois aujourd’hui.
Je lui vouais un amour sincère. La laisser derrière nous me fut presque aussi pénible que de quitter ma ville et ma mer bien-aimées lorsque je fus contrainte de me marier. À mon retour, je m’enquis d’elle, craignant que, comme tant d’autres, la peste l’eût emportée. Mais j’appris que ce n’était pas le cas. Elle s’était mariée puis, quelques années après, elle s’était enfuie à Valence avec un étranger. Quand il la quitta, elle dut vivre dans la rue.
Je la fis rechercher, lui envoyai de l’argent pour revenir à Majorque et fis de mon mieux pour que notre communauté l’acceptât un tant soit peu. Elle revint, accompagnée du petit Josep, âgé de sept ans. Je l’aidai, bien entendu. Elle était comme une fille pour moi – une fille difficile, mais à qui je devais l’attention d’une mère. Je lui donnai du travail et lui trouvai d’autres emplois. J’ai voulu ignorer les signes qui, de temps à autre, prouvaient qu’elle était revenue à ses mœurs anciennes.
En un ultime effort pour lui venir en aide, je me suis arrangée pour que son fils, Josep, devienne apprenti, mais il a abandonné son maître au bout de deux ou trois ans. Dès cet instant, il a vécu comme tous ces garçons perdus qui infestent la ville. Mais je crois que Josep n’a cessé de garder le contact avec sa mère, car bien des gens racontaient qu’ils avaient vu notre Rubèn, à l’heure où il aurait dû être en classe, traîner devant la maison de Sara, en bord de mer, et dans d’autres quartiers mal famés en compagnie du fils de Sara.
Je posai franchement la question à Rubèn et il m’avoua que c’était la vérité. Il m’expliqua qu’il était malheureux à l’école et ne se sentait bien qu’en compagnie de Josep et des amis de celui-ci. Il ajouta que Josep avait été engagé comme apprenti – comment, je l’ignore – par un maître herboriste qui lui transmettait son savoir. Ils devaient s’en aller pour Gérone, où l’on recherche ce genre de gens. L’herboriste avait promis à Josep que ses nouvelles connaissances lui vaudraient la richesse. Rubèn enviait son ami, il aurait voulu apprendre lui aussi un métier qui lui permît de s’élever dans le monde.
Mais Josep n’eut pas l’occasion d’aller à Gérone. Il apprenait rapidement mais n’était pas prompt à obéir. Le maître se querella avec lui et fit appel à un nouvel apprenti.
Rubèn passa tout l’été dernier en compagnie de Josep. On le voyait à peine des jours entiers. Faneta et moi étions rongées d’inquiétude. À notre grand soulagement, nous apprîmes que Josep avait quitté l’île. Ma joie fut de courte durée car, trois jours plus tard, Faneta et Rubèn tombaient gravement malades.
Votre ami Daniel m’a demandé comment ils sont morts ; je n’ai pas eu la force de le lui révéler. Mais je vous le dirai à vous. Ils sont partis à une heure l’un de l’autre après une journée de soif inextinguible, d’horribles crampes dans les membres, d’engourdissement des mains et des pieds. Notre médecin émit l’hypothèse
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