Le guérisseur et la mort
jamais vu. Maîtresse Judith ne devait pas attendre un parent aussi éloigné.
Dans l’encadrement de la porte se dessinait la silhouette d’un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il avait le visage pâle, un air impassible, sinistre même, plus approprié à des funérailles qu’à une naissance, mais aussi d’épais cheveux brun foncé qui contrastaient étrangement avec son teint clair et ses yeux noisette. Il parcourut la pièce du regard comme s’il cherchait quelqu’un de sa connaissance, puis il sourit timidement. Ses yeux révélèrent alors leur éclat, et son visage, son caractère, avec ses pommettes saillantes et son menton glabre.
Le silence qui avait suivi son arrivée fut rompu par la plainte du bébé affamé.
— Je sollicite votre pardon, déclara le jeune homme, je ne pensais pas arriver en une aussi solennelle occasion. Je cherchais Mordecai le bottier, et quelqu’un m’a dit que je le trouverais ici. J’ignorais…
La gêne l’empêcha de terminer sa phrase. Une voix s’éleva derrière lui.
— Je suis Mordecai. Pourquoi me chercher ici, un tel jour de surcroît ?
— Je viens d’arriver en ville. Je suis le fils de Faneta, votre cousine de Séville.
Il n’y avait pas un bruit. Même le bébé de Judith s’était arrêté de pleurer, comme si lui aussi était stupéfait.
— Le fils de Faneta ? répéta Mordecai. Et puis-je vous demander quel est votre nom ?
— Lucà, dit-il, je m’appelle Lucà.
— Vous affirmez que vous êtes le fils de ma cousine Faneta ? insista Mordecai en l’examinant sur toutes les coutures.
— En effet. Puis-je savoir dans quelle fête je me suis si grossièrement immiscé ?
— C’est la veillée précédant la circoncision du fils d’un voisin.
— Ce charmant bébé ? Mais quel âge a-t-il ? Et comment s’appelle-t-il ?
Une chape de silence s’abattit sur le petit groupe.
— Vous prétendez être l’enfant de Faneta ? rétorqua Mordecai. Il a l’âge de tous les garçons qui recevront leur nom le lendemain. Vous ne le savez donc pas ? Mais comment avez-vous été élevé ?
Lucà secoua la tête et eut un geste d’impuissance.
— Il est inutile de vous mentir, oncle Mordecai, car je me trahis chaque fois que j’ouvre la bouche. Mon père et ma mère furent contraints de se convertir peu après ma naissance, et j’ai reçu une éducation catholique.
— Peut-être cela explique-t-il son nom, maître Mordecai, dit Isaac. Et comment vous appeliez-vous avant que vos parents n’abandonnent leur religion ?
— Je n’en suis pas très sûr, répondit le jeune homme, mal à l’aise. En vérité, messire, je l’ignore. Et si on me l’a dit un jour, je ne m’en souviens plus.
— Mais pourquoi me cherchez-vous ? demanda Mordecai. Qu’attendez-vous de moi ? De l’argent ? Une position ?
— Rien de cela, maître Mordecai, fit Lucà dont les joues s’empourpraient de plus belle. J’ai une profession : je suis herboriste et je connais mon art, s’empressa-t-il d’ajouter, même si je ne suis pas aussi habile que je le souhaiterais. J’ai entendu dire que cette ville recelait un grand médecin, un certain maître Isaac, et j’escomptais apprendre auprès de lui. Je pensais que vous le connaîtriez, maître Mordecai, et que vous auriez la bonté de me présenter à lui, rien de plus.
À ces mots, Mordecai éclata de rire.
— Eh bien, jeune Lucà, je pense que maître Isaac va pouvoir décider en cet instant même s’il désire vous rencontrer, car c’est dans sa maison que vous avez débarqué de manière si impromptue !
— Le jeune maître Lucà est le bienvenu dans ma demeure, dit Isaac, mais nous discuterons de cela plus tard.
— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? demanda Éphraïm le gantier.
— J’ai demandé après maître Mordecai à la porte de la ville, répondit Lucà, puis à la porte du Call, et l’on m’a expliqué comment venir, ce que j’ai fait aussitôt, comme vous pouvez le voir à la boue qui souille mes habits.
— Vous rendez-vous compte dans quelle situation vous vous mettez, vous qui êtes un converso ou un enfant de conversos, en venant rechercher des parents juifs ? dit Mordecai. Nous sommes plutôt bien protégés dans cette ville, je le concède, mais s’il y a des plaintes et que la populace s’échauffe, même l’évêque ou le roi ne pourront nous sauver. Et vous-même vous trouveriez en grand danger.
— Je suis
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