Le héron de Guernica
petits bonds successifs, il s’éloigne ainsi du tronc et atteint le sommet du mur.
De ce côté-ci, le parc est désert. Les buissons impeccablement taillés dessinent des allées aux motifs symétriques parsemées de bancs en pierre blanche.
Derrière les fenêtres à meneaux de la grande façade ocre, des silhouettes s’agitent, nombreuses.
Basilio, à genoux sur le mur étroit.
Cinquante centimètres de large tout au plus. Il pose un pied, puis un autre. Le voilà debout, et bientôt même, le visage drôlement redressé, le regard haut.
Il inspire profondément, plusieurs fois.
Fait un pas. Puis un autre. Et encore trois ou quatre à la suite.
Il se tient là, l’œil à hauteur des toits. À hauteur aussi de la coiffe de feu qui couvre la ville et semble lui faire des cheveux d’or, étirés en oblique à l’unisson du vent de mer.
Il se remet en marche sur le fil du mur, d’un pas plutôt sûr. Il gagne l’extrémité nord et puis revient en arrière, enjambe la branche de l’arbre, continue jusqu’au bord sud.
Il semble réfléchir avant de repartir vers le nord, en forçant un peu l’allure. Au bout d’un moment, c’est presque en trottinant qu’il parcourt sans cesse le mur sur toute sa longueur, d’un bout à l’autre.
Durant quelques instants, une mouette vient tournoyer au-dessus de lui en criaillant.
Vous allez vous tuer, tonne soudain une voix d’homme.
Basilio ne semble pas l’entendre. L’homme se tient à l’une des fenêtres. Il porte une blouse blanche.
Est-ce que vous m’entendez ? Jeune homme !
Sa voix s’est teintée tout à coup d’un accent moins sévère, comme s’il craignait de susciter la peur. Il essaie d’appeler encore, mais Basilio ne lui prête aucune attention. Il continue à arpenter le haut du mur, sautillant même en certains endroits, les bras à l’horizontale comme des ailes déployées.
À la façade du couvent, d’autres fenêtres s’ouvrent et d’autres voix tentent, sans succès, de ramener Basilio à la raison.
Le voilà qui s’allonge maintenant, à plat dos, puis sur le ventre, membres pendouillant le long du mur. Après cela, il pivote de quatre-vingt-dix degrés et soutenu seulement aux hanches, bras et jambes libres donc, il répète de curieuses gesticulations évoquant des mouvements de natation. En même temps, il siffle à la manière de certains oiseaux, en produisant un trille avec l’arrière-gorge.
Basilio ! Ma parole !
Maria apparaît à l’une des fenêtres, à mi-hauteur de la façade. Derrière elle, plusieurs visages se pressent, stupéfaits.
Basilio, c’est moi, c’est Maria. Qu’est-ce que tu fabriques ? Descends de là, c’est trop dangereux, tu vas te faire mal.
Au sommet du mur, Basilio continue à nager la brasse à sa manière, le regard porté au lointain, par-delà le toit du couvent.
Basilio, dis quelque chose, voyons.
Mais Basilio demeure imperturbable. Sifflotant sans cesse, plutôt tranquillement, en répétant les mêmes motifs mélodiques.
Attends, dit Maria. Ne bouge pas.
Quelques instants après, elle surgit à l’angle du bâtiment, courant presque le long des allées du parc. Sa blouse et ses gants sont maculés de sang et c’est une drôle d’apparition dans ce jardin à l’entretien parfait.
Elle est bientôt au pied du mur, levant la tête vers Basilio à s’en briser la nuque.
Ça va pas fort, hein, Basilio ?
Il interrompt ses mouvements d’un coup. Remet son corps dans l’axe du mur. Et puis il se met debout.
Fais attention, Basilio. Tu me fais peur maintenant.
Lui, debout, sur un seul pied.
Non, Basilio.
Sur un seul pied, les bras comme des ailes.
Ça va, il dit. T’inquiète pas. Ça va.
Je préférerais que tu descendes.
Ça va. Mais il y a juste un truc qui va pas.
Viens me dire ça en bas.
Je vais pas tomber.
Qu’est-ce qui va pas ?
Ce qui va pas, c’est la chemise.
Quoi, la chemise. Quelle chemise ?
Celle que tu m’as prêtée pour aller au bal, hier. Celle que tu tenais de ton frère.
Et alors quoi ?
Eh bien, je crois qu’il faut plus trop compter dessus.
Maria écarquille les yeux. Elle émet une sorte de gloussement, porte les deux mains à son menton et sa tête se met à osciller lentement, de gauche à droite et de droite à gauche.
Ne me dis pas que tout ça, c’est à cause d’une histoire de chemise. Hein, Basilio. T’es quand même pas perché tout en haut de ce mur à risquer de te rompre le cou pour une histoire
Weitere Kostenlose Bücher