Le héron de Guernica
de chemise.
C’est un soldat que j’ai aidé à marcher qui l’a déchirée sans le vouloir.
Maria, soudain gagnée par la colère.
Mon pauvre garçon, ma parole, mais t’es complètement maboule. T’as regardé un peu autour de toi ? Tu les as remarquées les tonnes de bombes qui nous sont tombées dessus ? Tous ces gens morts, tous les désespérés, tous les yeux hagards et les litres de sang répandus, ça te dit quelque chose ? Ces maisons en feu, t’as vu ça ? Et tu me racontes des histoires de chemise ? Tu te rends compte de ce qui se passe dans ce couvent, derrière ce mur ? Tu veux venir voir ?
Pour la chemise, j’ai quand même essayé de faire pour le mieux.
Alors, poursuit Maria, tu veux venir voir ? Tu veux venir avec moi ?
Un temps.
J’en avais parlé à Celestina, fait Basilio d’une voix blanche, elle m’avait proposé de la raccommoder.
T’es devenu fou.
Mais je crois pas qu’elle pourra plus raccommoder quoi que ce soit, maintenant.
Les épaules de Maria s’affaissent. Basilio se met à battre des bras, un peu plus fort.
Il paraît qu’elle s’est envolée d’un coup, dans un éclair blanc. C’est Fernando Bolin, l’encadreur, qui m’a raconté ça. Il était là quand ça s’est passé, là-bas, vers l’usine de confiserie.
Oh, souffle Maria.
Alors c’est pour ça, pour la chemise, je crois que c’est fichu.
Tous deux gardent un long temps de silence.
Je comprends ça, dit Maria.
Basilio cesse de battre des bras, repose son pied sur le mur, s’accroupit.
Tu vas redescendre, maintenant ? demande Maria.
Oui.
Tu veux de l’aide ?
Non. Je vais descendre par là où je suis monté. C’est pas difficile avec les branches de platane.
On se verra plus tard, alors ?
Oui.
À plus tard, Basilio.
Quand elle s’éloigne, il y a, sous ses pas, le crissement léger du gravier couvrant les allées à la propreté irréprochable.
Basilio marche dans les rues de Guernica.
Au milieu de toute cette désolation, il se sent d’abord pris dans une sorte d’entre-deux, de ceux qu’imposent parfois les réveils affolés et pleins de sueur, quand tout vacille et s’en tient au gazeux, quand le réel continue à ployer sous la force du rêve, renâclant à toute capture.
Avec cet œil embué, presque incrédule, il traverse les quartiers meurtris, longe les bâtisses calcinées encore fumantes et les murs effondrés.
Il atteint la place du marché.
Il ne remarque pas les trajectoires balbutiantes de ceux qui, mètre après mètre, en soufflant des mots d’effroi, se risquent à nouveau au cœur de l’espace dévasté. Il n’entend pas vraiment la plainte des femmes agenouillées, les cris résonants des plus forts, prodiguant mille consignes contradictoires.
Il poursuit son chemin vers la Calle Don Tello.
Ce n’est qu’en remontant la rue vers chez lui que, le cœur battant, il commence à éprouver pour de bon les modifications du paysage, les espaces nouveaux dévolus à la lumière, à la circulation de l’air et des sons.
Avant même qu’il n’y ait porté le regard, il devine les blessures de la ville. La béance de ses plaies, ses amputations.
Des monceaux de poussière claire recouvrent toute chose et procurent partout à la semelle un support plus moelleux qu’à l’accoutumée.
Il ne ressent qu’un furtif soulagement en découvrant que sa maison à lui est presque intacte.
L’appentis de la loggia, instable depuis longtemps déjà, a fini de s’affaisser et entrave la fenêtre donnant sur la chambre de Maria ; les deux soupiraux vitrés ont été brisés, probablement par le souffle des explosions.
Mais à part ça, tout semble inchangé, la maison, et même, sur plusieurs dizaines de mètres, une large partie de ce côté-ci de la chaussée.
Il faut se retourner pour élucider ce pressentiment étrange. Quelque chose de familier a été bouleversé.
De l’autre côté de la chaussée, le pâté de maisons est presque entièrement rasé. Pour un peu, on devinerait au loin les contreforts des monts Cantabriques.
Seuls demeurent ici et là, au milieu des décombres, pris dans l’enchevêtrement des matériaux écroulés, quelques fragments de constructions restés debout, un pan de mur, une double porte encadrée de ses piliers et de son linteau, les tôles d’un abri de jardin.
Un long moment, Basilio épie les silhouettes courbées progressant avec peine parmi les gravats, se baissant par intermittence pour ramasser
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