Le héron de Guernica
devant lui. Ils ont réussi à fuir en direction du nord.
Et voilà. Plus tard, quand Mendez lui a demandé comment il se sentait, Antonio n’a pas répondu. Il a seulement tendu le bras et Mendez lui a rendu sa guitare. Et depuis, personne n’a plus entendu le son de sa voix.
La femme passe le bras dans le dos du gitan. Lui tient toujours sa guitare, debout entre ses genoux, les deux mains accrochées au manche. Basilio ne le lâche pas du regard, les yeux écarquillés.
En tout cas, il s’en est tiré, dit quelqu’un.
Il a eu de la chance, ajoute un autre.
De la chance, de la chance, faut voir, dit Julian.
Moi, je dis que ces gars-là, ça porte la chance, insiste le précédent. C’est un truc de gitan, ça.
D’ailleurs, fait une jeune fille, on dirait que les bombardements se sont arrêtés.
N’empêche, grommelle Augusto. On aurait bien voulu entendre sa musique, au gitan.
Surtout quand on pense à tous ces bougres qui sont morts en écoutant ça. C’est quand même la dernière chose qu’ils ont emmenée avec eux, dit Julian.
Dans l’église Santa Maria, le brouhaha des conversations va maintenant crescendo.
De toute part, on fait des suppositions sur la fin des attaques aériennes, sur le danger qu’il y aurait à se risquer dehors tandis que certains quittent déjà les lieux. Vers l’entrée, un homme finit par prendre la parole et d’une voix puissante, il donne des recommandations de prudence. Certains protestent, d’autres acquiescent à ses propos.
Augusto hausse les épaules sans rien dire.
Tiens, regarde qui arrive, dit soudain Julian.
On dirait notre ami Bolin, fait Augusto. Ma parole, c’est un vrai repaire de poètes, ici.
Julian lève le bras vers Bolin. Bolin l’aperçoit, lui puis Augusto et Basilio. Il s’approche d’eux. Sa veste claire est tachée de traînées noirâtres, et malgré la pénombre, on devine ses yeux rougis.
On t’as déjà connu plus endimanché, plaisante Augusto. Fernando Bolin hoche doucement la tête.
T’étais où ? demande Augusto.
Par là.
Où ça, par là ?
Vers Calzada, et puis après du côté de chez Uncate. Qu’est-ce que tu fichais là-bas, chez Uncate ?
Je fichais ce que j’avais à fiche.
Ah bon.
Basilio cherche à croiser le regard de Bolin. Celui-ci fixe le sol.
Et alors, comment c’est vers chez Uncate, demande Basilio. Bolin lève les yeux vers Basilio, lentement.
Un temps.
Te fatigue pas, siffle Augusto, monsieur Fernando Bolin a décidé de faire des mystères.
C’est pas ça, dit Bolin.
Bon allez, dis-nous plutôt un brin de poésie, dit Augusto. Ça nous fera passer un moment.
J’ai pas la tête à ça.
Moi, je voudrais savoir comment c’est, vers chez Uncate, insiste Basilio. Et aussi vers l’usine de confiserie.
Écoute plutôt ça, dit Augusto. Vas-y Fernando, tu sais, celle avec les capes et les ciseaux.
J’ai pas la tête à ça.
Vas-y, je te dis.
Fernando soupire un bon coup. Et puis, il se met à psalmodier, du bout des lèvres.
Le long des ruelles en pente
S’avancent les capes sinistres,
Laissant derrière elles des traces
De ciseaux tournoyant en vrilles.
Basilio se lève d’un coup. Il fait face à Fernando Bolin, les deux poings serrés apposés sur son propre front.
Qu’est-ce qui s’est passé vers chez Uncate ? Et l’usine de confiserie ?
Calme-toi Basilio, dit Augusto. Qu’est-ce qui t’arrive tout à coup ? Qu’est-ce qui t’intéresse tellement dans cette usine de confiserie ?
Est-ce que vous l’avez vue ? insiste Basilio.
Bolin ne répond rien, Basilio pose encore une fois la question. Puis finit par dire, et cette fois ce n’est plus une interrogation : Vous l’avez vue.
Bolin est en face de lui, son regard sombre posé sur lui. Il recommence à déclamer.
D’autres jeunes filles couraient,
par leurs deux tresses poursuivies,
dans une atmosphère où explosent
des roses de poudre noircie.
Il inspire profondément. Quelque chose d’imperceptible modifie le timbre de sa voix lorsqu’il poursuit :
Ce que j’ai vu
C’est d’abord la trouée bleue au flanc du ciel
Et la houppe frissonnante des arbres
Et puis après seulement
L’assemblée des femmes empressées
Postées et mains alertes
Ou trottinant derrière les grilles de l’usine
Et puis après seulement
Le nuage d’oiseaux acier laminant les nues
Pointant l’index vers nos maisons et vers nos âmes
Se glissant par les gouffres turquoise
Jusqu’à griffer nos
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