Le héron de Guernica
poète aimé d’Estrémadure. Toute l’année, on pouvait l’entendre chanter dans les rues et sur les places de Badajoz contre quelques pièces ou une bouteille de vin rouge. Hein que je dis vrai, Antonio ?
Antonio reste immobile et silencieux.
Un temps.
Vous avez entendu parler de la colonne Madrid ? demande la femme.
Celle que dirigeait un certain Yagüe si je me souviens bien, dit Julian.
C’est ça. Il a fait un carnage. Des milliers d’exécutions en deux jours.
Le massacre de Badajoz, bredouille Augusto.
La femme poursuit.
Le deuxième jour, tôt le matin, Yagüe a fait emmener les hommes vers les arènes de la ville. Là ils les ont pris par dizaines et les ont dirigés vers les murs d’enceinte pour les fusiller. Ça a duré comme ça toute la journée. Au soir, comme il restait encore des gars dans les arènes, ils ont fini le boulot à la mitrailleuse lourde.
La femme marque une pause, regarde vers Antonio. L’une des mains du musicien glisse le long du manche de la guitare et un son s’échappe qu’il étouffe aussitôt.
La veille au matin, Antonio avait fui les rues de la ville et s’était réfugié à cet endroit, dans les ruines des arènes, avec rien d’autre que sa guitare. Un ami à lui, un certain Mendez, l’avait rejoint plus tard. C’est lui qui m’a raconté cette histoire. Tous les deux, ils avaient dormi là, à l’abri du mur d’enceinte.
Tôt le lendemain, il y a eu du bruit derrière le mur et ils se sont cachés dans un petit abri en pierre juste à proximité. Ils ont entendu le brouhaha des manœuvres, les éclats de voix. Ils ont fini par comprendre ce qui se préparait. Peu après, on a aligné les premiers gars derrière le mur et après la courte rafale, des voix ont repris pour donner des consignes et on a amené d’autres gars. Et puis encore d’autres.
À côté de la femme aux longs cheveux, Antonio a levé le front. Il semble attendre l’apparition de quelque chose au lointain. Basilio tente d’épouser la direction de son regard comme s’il y avait quelque chose à découvrir dans l’enceinte de l’église. Augusto hoche lentement la tête, de façon répétitive.
Juste après une nouvelle exécution de plusieurs gars, Antonio s’est levé, sa guitare à la main. Mendez lui a demandé ce qu’il fabriquait et il a répondu qu’il en avait assez de moisir au fond de ce trou. Les protestations de Mendez n’y ont rien changé. Antonio a fait quelques pas, s’est assis en s’adossant au mur. Et tu me croiras si tu veux, mais à ce moment-là, il s’est mis à jouer de la musique. Des arpèges de guitare, et aussi un air susurré avec la voix. Il y a eu quelques secondes d’un temps comme suspendu.
La femme a regardé Antonio. Lui, toujours immobile.
Bien sûr, ça n’a duré qu’un instant. Deux hommes en uniforme ont surgi de derrière le mur et ont mis Antonio en joue. Depuis sa cachette, Mendez a fermé les yeux et a attendu le coup de feu. Mais le coup de feu n’est pas venu. Debout, poète, a dit l’un des deux gars. Antonio s’est levé. T’es tout seul par ici ? Oui, tout seul, a répondu Antonio. T’es un poète républicain ? a demandé le gars. Je suis juste un poète, a répondu Antonio. L’autre lui a palpé les flancs et puis lui a posé la main sur le sommet du crâne et s’est mis à peser dessus. Assis, poète républicain, il a dit. Et continue à chanter. T’arrête surtout pas. Si tu t’arrêtes, t’es mort.
Et ils sont retournés de l’autre côté. Antonio a recommencé à chanter. Au moment de la rafale qui a suivi, il a tressauté à cause de la vibration du mur contre son dos. Il a joué et chanté comme ça toute la matinée, y compris quand le soleil brûlant s’est mis à frapper de ce côté du mur. Des mélodies simples, fredonnées avec une sorte d’insouciance un peu bizarre.
Mendez est resté caché, rongé par la peur, nerveusement épuisé par le fracas des fusillades et les cris des hommes. Il n’a pas voulu abandonner Antonio. Vers la mi-journée, un groupe d’hommes qu’on amenait a tenté d’échapper à son exécution. L’un d’eux a contourné le mur et s’est écroulé juste devant Antonio, touché par une balle. Avec le désordre des poursuites et des fusillades, Mendez s’est décidé à quitter son abri et d’un geste du bras a fait signe à Antonio de le suivre. Antonio n’a pas bougé et Mendez a dû venir le chercher. Il a saisi la guitare et a poussé Antonio
Weitere Kostenlose Bücher