Le héron de Guernica
il se décide. Il relève son pantalon au-dessus des genoux, s’approche du bord et, souliers aux pieds, il se glisse dans l’eau.
À une trentaine de mètres de là, le héron reste immobile.
Basilio s’avance vers lui, avec douceur, pas après pas sur les fonds tendres. Il se retrouve bientôt à mi-distance du bord et de la roselière. L’eau lui arrive aux cuisses, et il a beau faire, son pantalon est rapidement trempé.
Les tremblements légers du héron se multiplient. Une nouvelle fois, il s’efforce de ramener son aile devant lui.
T’inquiète pas, mon vieux, dit Basilio tranquillement. On se connaît bien toi et moi, tu sais que je vais pas te faire de mal.
Il arrête sa progression lorsqu’il atteint les premiers roseaux et se tient là, embusqué. Le héron est à cinq ou six mètres.
Un long moment, ils restent à s’épier l’un l’autre et après deux ou trois minutes, l’oiseau semble s’apaiser. Les tressaillements cessent, son aile à demi déployée traîne, à nouveau inerte, à la surface des eaux du marais.
Avec cette proximité nouvelle, Basilio éprouve la modification de son regard. C’est comme si l’œil du peintre avait perdu de son acuité et de sa rigueur. Il s’est brouillé sous l’effet de suggestions plus prégnantes, d’une autre nature, à peine perceptibles mais déjà étrangement enveloppantes, froissements d’intimité, petits chahuts moléculaires.
Il a franchi le seuil de la toile, Basilio. Le voilà dans le tableau à son tour. Dans ces conditions, bien sûr, le héron a cessé de se donner en spectacle. Sa facture de chair épaisse et palpitante, soudain évidente aux sens de Basilio, lui a fait quitter le monde des images. Il se tient là, presque à portée de bras tendu ; lui et Basilio partagent ce même endroit du monde.
Si le père Eusebio avait été là, il aurait sûrement fait une belle photographie de nous deux, dit Basilio. Qu’est-ce que tu en dis ?
Et il songe à cette pose qu’ils pourraient prendre, l’un à côté de l’autre, Basilio s’efforçant d’emprunter à la droiture parfaite du héron, l’un et l’autre un peu ridicules à force de rivaliser de posture et de dignité.
Hein, mon pépère, souffle Basilio. Comme on serait beaux, tous les deux.
Ce n’est qu’après que Basilio remarque la blessure.
Une béance incarnate à la jonction de l’aile et du corps. Un cisaillement franc tenu secret jusqu’à ces quelques battements désespérés, plus forts et plus brefs que ceux d’avant, dénudant, étirant même les limites de la plaie.
À la surface de l’eau sombre, le sang écoulé dessine des arabesques.
Mon pauvre vieux, dit Basilio dont le cœur s’est mis à battre un peu plus fort.
Il regarde dans la direction de l’aile pendante.
Il comprend que certainement, c’est en raison de sa blessure que le héron n’a pas fui à son approche.
Dans un élan de vraie compassion, il esquisse un pas de plus vers lui.
Le héron s’ébroue soudain avec vigueur.
Il ouvre ses deux ailes, l’une plus nettement que l’autre. En les ramenant plusieurs fois vers le devant, autant que possible, il commence à reculer de quelques mètres.
Basilio s’est arrêté.
Attends, mon pépère. Prends pas peur.
Mais de son étrange démarche, le héron continue à s’enfoncer dans la roselière. Basilio ne peut que le suivre des yeux, et après qu’il ait complètement disparu, il continue encore à traquer les derniers bruissements causés par sa retraite.
Un long moment, Basilio reste debout dans l’eau, insensible désormais à la morsure humide.
Son regard vagabonde d’un endroit à l’autre, s’attachant par instants à la place longtemps occupée par le héron et à la surface figée de l’eau à cet endroit.
Avec précaution, il finit par traverser le marais et rejoindre le bord.
Il se dirige ensuite vers le grand aulne et détache son matériel accroché à la branche. Du coffret, il extrait un petit pot d’étain maculé de peinture. Il s’accroupit au-dessus de l’eau et frotte énergiquement les parois du pot avec le gras des doigts. Il le rince avec soin.
Après, il traverse une fois encore le marais jusqu’à la roselière, avec lenteur, le pot d’étain à la main.
Là où se tenait le héron, quelques plumes claires sont posées ici et là, effleurant à peine la surface du marais, accrochées parfois aussi aux tiges végétales.
Basilio se penche et approche son visage de l’eau
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