Le héron de Guernica
en plusieurs endroits.
Il amène enfin le gobelet incliné jusqu’au miroir grenat. Avec habileté, il effleure le liquide visqueux et recueille un peu de sang au fond du pot.
De retour sur la terre ferme, il dépose le pot sur la souche.
Après il enlève son pantalon et le met à sécher sur le feuillage d’un buisson d’aulne.
Ainsi, à demi nu, il ouvre son carton à dessins. Apprête son petit matériel à même le sol, pinceaux, couleurs et palette.
D’abord, il étudie sa peinture commencée le matin.
Les heures écoulées depuis qu’il l’a réalisée lui semblent des siècles.
Dodelinant de la tête d’un côté et de l’autre, Basilio finit par se dire qu’après tout, ce n’est pas un mauvais travail. Il y a bien là-dedans l’essentiel du héron de ce matin, songe-t-il, sa belle dignité, tout son mystère, et même sa petite vibration de héron bel et bien vivant.
Il se souvient aussi de l’application qu’il a mise à le peindre, de cette conviction qu’il a eue que ce serait de loin le plus réussi de tous ses hérons et que d’ailleurs, c’était la condition pour qu’il consente à le donner à Celestina.
Non, ce qui le trouble, Basilio, c’est que ce héron du matin n’a pas grand-chose à voir avec celui qui vient de disparaître, blessé à l’aile, vers le fond de la roselière. Et s’il avait à peindre le héron meurtri de ce soir, tu parles qu’il ferait tout autre chose.
Tandis que la pénombre de fin de journée tombe sur le marais et que les eaux se mettent à ressembler à de l’encre, Basilio reste perplexe, les pensées confuses, le regard vide posé sur son esquisse.
Il y a cette nuit qui se profile, comme la veille. Et ce monde qui continue à valser, et la lune imperturbable.
Et son corps fatigué et transpercé d’images, et l’infinie procession des choses. Et son corps fatigué, transpercé d’images mais indivisible, venu à bout, vaille que vaille, des heures de cette journée.
Basilio, toujours lui, seulement entaillé d’une journée de plus.
Le héron du matin et celui du soir, eux aussi ne font qu’un.
Cette béance nouvellement apparue à la jonction de l’aile, ce sang répandu, n’y changent rien. Quand bien même ils devraient le mener à la mort.
Un héron est un héron vivant, un héron que les temps bouleversent et un héron promis à la mort.
Le héron du matin et celui du soir.
Tout doit tenir sur la même feuille, dans la même enveloppe de héron.
Basilio saisit son pinceau le plus fin et le trempe dans le gobelet d’étain.
Deux heures s’étaient écoulées.
Basilio était resté face au tableau, bien au milieu, à cinq ou six mètres.
Il ne l’avait pas quitté des yeux.
Des gens étaient passés autour de lui, l’avaient frôlé, un peu bousculé même. Il ne leur avait prêté aucune attention.
Certains, c’est sûr, avaient dû protester contre le carton à dessins posé à plat et occupant toute cette place à côté de lui.
Deux heures s’étaient écoulées et maintenant, dans la vaste salle du pavillon espagnol réservée à Guernica, le silence s’était fait.
Excepté Basilio, il n’y avait plus personne.
Les deux hommes se sont approchés sur son côté gauche.
En apercevant Basilio, ils ont marqué le pas, l’un des deux, celui à la casquette, plus nettement que l’autre.
Il a fait volte-face à la recherche – vaine – d’un appariteur.
Je croyais qu’on avait dit de dégager les lieux, a-t-il lancé dans le vide.
Il s’est dirigé vers Basilio.
Jeune homme !
Basilio n’a pas bougé, regard droit devant tendu vers Guernica.
Jeune homme ! a répété l’homme à la casquette.
Laissez-le, ça dérange pas, a dit le deuxième homme en entrant dans la salle.
Vous êtes sûr ?
Ça dérange pas.
Les deux hommes se sont immobilisés l’un à côté de l’autre, à gauche de Basilio. Ils ont regardé Guernica.
Alors ? a demandé l’homme à la casquette.
L’autre n’a rien dit.
Qu’est-ce que vous en pensez ? il a encore demandé.
Je ne sais pas, a fait le deuxième homme.
Il y a eu un temps de silence.
C’est bien l’espace que vous aviez demandé, a dit l’homme à la casquette.
L’autre s’est tu.
Basilio, toujours immobile.
Une voix de femme, puissante, s’est élevée depuis l’escalier.
Monsieur Picasso ! Monsieur Picasso !
Basilio a tressailli.
Après un instant, le deuxième homme a dit à l’autre : Allez voir, voulez-vous. Et
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