Le héron de Guernica
les deux vers les musiciens qui commencent un nouveau morceau.
On a encore gagné aujourd’hui, dit Ramiro. Trois à zéro, on a gagné. T’aurais dû voir ça.
Tant mieux, fait Basilio. T’as marqué un but ?
Non. Pas un. Deux, j’en ai marqué. Avec une tête en plein dans la lucarne.
Ah, c’est drôlement bien.
Un temps.
Et sinon, t’aurais pas vu Celestina dans le coin ? demande Basilio.
Si, tout à l’heure, elle était là. Je l’ai vue partir. Avec Javier Rodriguez. Mais t’aurais vu ces buts.
Je viendrai dimanche prochain. Je te promets.
Moi, je sais pas si je serai encore à Guernica, dimanche prochain.
Ah oui ?
C’est à cause des Maures, mon père pense qu’il vont bientôt débouler ici, à Guernica.
Basilio plisse le front.
Il dit qu’ils se battent du côté des nationalistes mais qu’en plus ils font des trucs horribles comme violer les femmes et aussi les enfants. Parfois, ils les torturent en plus. Tu savais ça ?
Non.
C’est ce que dit mon père. Alors, il veut nous envoyer à Bilbao, avec ma mère et mes sœurs.
Et Ramiro fait une sorte de moue, lève un peu les bras, les laisse retomber sur le haut des cuisses et comme Basilio reste silencieux, il s’éloigne soudain en faisant quelques bonds au rythme de la musique avant de se mettre à trottiner vers le haut de la place.
À son tour et sans conviction, Basilio se met en marche dans la même direction. Une déambulation plutôt, d’abord lente et incertaine, le regard fixe.
Puis il oblique à gauche et se rapproche ainsi du grand tilleul qui se dresse un peu à l’écart. Aux heures chaudes de la journée, son feuillage opulent procure un peu d’ombre et parfois même une bonne fraîcheur. Il effectue deux fois le tour du tronc. Prend son élan, saute et attrape une grosse branche horizontale. Avec aisance, il glisse ses pieds entre ses bras et se rétablit. Il grimpe deux ou trois mètres encore, s’assied avec précaution, dos calé contre le tronc.
Il aime cet endroit Basilio, un peu en hauteur, avec une bonne vue sur toute la place et les guirlandes colorées du bal, déjà à l’abri des regards dans les premières épaisseurs de la ramure. Ces derniers temps, depuis la fin de l’hiver, il est plusieurs fois venu s’y installer, tranquille, à l’écart autant qu’au beau milieu des gens, et de tous les bruits de la petite ville.
Il reconnaît l’homme d’âge mûr qui vient d’épousseter le banc avec son mouchoir avant de s’y asseoir. C’est Fernando Bolin, l’encadreur de tableaux. Il est impeccable dans son costume clair et avec son chapeau à larges bords. Ses deux mains se chevauchent sur le pommeau de sa canne qu’il a plantée entre ses genoux. Il s’est installé sur son banc habituel, à une vingtaine de mètres du kiosque et des musiciens qu’il ne regarde jamais.
À qui s’approche de lui, il ne tarde jamais à parler de cette femme qu’il a connue un soir de 1909 et avec qui il a dansé toute la nuit, ici même sur la Plaza las Escuelas et qui un jour ou l’autre, c’est sûr, finira par revenir comme elle le lui a juré.
Une fois que Basilio s’était arrêté devant sa boutique de la Goyencalle pour regarder les tableaux quelques mois plus tôt, Bolin était sorti à sa rencontre.
C’est bien toi, Basilio, n’est-ce pas ? avait-il demandé.
Oui.
On m’a dit que tu avais un fameux coup de pinceau.
Ah.
Tu me montreras ça un jour.
Si vous voulez.
Moi, je suis juste encadreur, avait expliqué Bolin. Et faut pas croire, c’est déjà un drôle de métier. Soit dit sans prétention. Et attention, c’est pas que j’ai pas le coup d’œil question peinture. Mais bon, chacun son affaire, pas vrai. Moi, faire l’artiste, je crois que je suis pas bien capable. Mais pour ce qui est de l’encadrement, ça oui, c’est mon truc. Alors voilà, on sait jamais, si tu veux me montrer.
Mais Basilio n’a jamais osé montrer ses peintures à Fernando Bolin. Il se dit que peut-être, un de ces jours.
Un couple âgé effectue un léger détour pour venir saluer Bolin sur son banc et comme à l’accoutumée, celui-ci, soudain volubile, profite de l’aubaine.
Vers neuf heures, comme à chaque fois, l’orchestre se met à jouer plus fort, des musiques plus rythmées portées par la virtuosité des flûtes et le fracas des txalapartas. La fête bat son plein, les danseurs tournoient en tapant des mains, seuls ou en duo. Dans quelques instants, il y aura pour chaque
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