Le hussard
ne manquent de rien, qu’elles soient toujours bien étrillées et bien
nourries. Une fois, quelques années plus tôt, il avait eu plus que des mots
avec un maréchal des logis de cuirassiers qui s’était permis un commentaire
désobligeant sur la propreté d’une bête confiée à sa garde. Le cuirassier était
allé rejoindre une vie meilleure avec le front ouvert d’un coup de sabre et,
depuis, nul, parmi ceux qui avaient assisté à la scène, ne s’était plus permis
la moindre réflexion en confiant son cheval à la garde d’Oudin.
Noirot était un superbe spécimen de six ans, noir, la
crinière et la queue coupées court. Il n’était pas très haut sur jambes, mais
il avait des membres solides et un poitrail puissant. Frédéric l’avait acquis à
Paris en dilapidant ses maigres deniers : non seulement un officier de
hussards méritait un bon cheval, mais sa vie pouvait en dépendre.
Noirot se trouvait près du mur de pierre qui séparait deux
parcelles d’oliviers, les naseaux plongés dans un sac de fourrage. En sentant
la présence de son maître, il hennit doucement. À la lueur des lointains
foyers, Frédéric contempla la belle silhouette de l’animal, passa une main sur
son dos dûment brossé, puis la plongea dans le sac de fourrage pour caresser
les lèvres.
Un éclair zébra l’horizon, suivi de peu du coup de tonnerre
amorti par la distance. Inquiets, les chevaux hennirent, et Frédéric sursauta
puis leva la tête pour interroger le ciel que les nuages avaient rendu noir
comme de l’encre. Une patrouille d’éclaireurs passa tout près, les hommes
courbés sur leurs montures, ombres silencieuses défilant dans la nuit. Frédéric
regarda encore le ciel, pensa à la pluie, au lieutenant Juniac pendu la tête en
bas à son olivier et, pour la première fois de sa vie, il sentit dans sa bouche
le goût de la peur.
Il caressa la crinière de Noirot, en serrant la noble tête
de l’animal contre la sienne.
— Prends soin de moi demain, vieux camarade.
*
Michel de Bourmont ne dormait pas encore ; il leva la
tête quand Frédéric entra dans la tente.
— Tout va bien ?
— Tout va bien. J’ai jeté un coup d’œil aux chevaux.
Oudin les a parfaitement pansés, comme pour la revue.
— Ce fourrier connaît son travail. – Bourmont
avait également fait un tour du côté des chevaux, deux heures avant
Frédéric. – Veux-tu dormir, maintenant, ou préfères-tu un cognac ?
— Je croyais que c’était toi qui voulais te reposer un
peu.
— Je le ferai. Mais j’ai envie de cognac.
Frédéric souleva le couvercle du coffre de son ami, en tira
une flasque couverte de cuir repoussé et servit la liqueur dans deux gobelets
de métal.
— Il en reste encore ? s’enquit Bourmont en
regardant son gobelet.
— Pour deux verres chacun.
— Alors gardons-le pour demain. Je ne sais pas si
Franchot aura le temps de s’approvisionner avant le départ.
Ils choquèrent le métal de leurs gobelets et burent ;
Frédéric lentement, Bourmont cul sec. Toujours le style hussard.
— Je crois qu’il pleuvra, dit Frédéric au bout d’un
moment.
Nul n’aurait pu déceler dans son ton la moindre trace
d’inquiétude ; il se bornait à formuler sa pensée à haute voix. Pourtant,
il n’avait pas terminé sa phrase que, déjà, il se repentait de l’avoir prononcée.
Mais Bourmont fut superbe.
— Veux-tu que je te dise ? répondit-il sur un ton
jovial parfaitement adapté à la circonstance. Tout à l’heure, je réfléchissais
à ça, et je dois t’avouer que j’ai fini par m’inquiéter : tu sais, la boue
et tout le reste. Mais il faut considérer aussi que la boue a son côté
positif ; les boulets de canon s’enfoncent davantage dans un sol mou, et
l’effet de la mitraille est considérablement amorti. Et puis, si les manœuvres
de notre cavalerie s’en trouvent un peu alourdies, ce sera le même cas pour eux… De toute manière, et pour liquider la question, je te dirai qu’à cette
époque de l’année, s’il pleut, ce sera quatre gouttes.
Frédéric vida le contenu de son gobelet. Il n’aimait pas le
cognac, mais un hussard buvait du cognac et jurait. Boire était plus facile que
jurer.
— La pluie ne m’inquiète pas en tant que danger en soi,
expliqua-t-il avec honnêteté. Mourir dans la boue ou sur la terre sèche, c’est
pareil, et la sensation que chacun peut éprouver devant la proximité de la mort
est une affaire
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