Le hussard
par les
pieds à un arbre, la tête pendant à quelques pouces du sol. On lui avait ouvert
le ventre, et les intestins, grouillants de mouches, s’étaient répandus,
atrocement déchiquetés. La localité la plus proche s’appelait Pozocabrera, elle
était déserte ; ses habitants avaient emporté jusqu’au dernier grain de
blé. Letac avait donné l’ordre de la raser jusqu’aux fondations, et le 4 e hussards
avait poursuivi sa route.
Telle était la guerre d’Espagne, et Frédéric l’avait appris
très vite : « Ne partez jamais seuls, ne vous éloignez jamais de vos
camarades, ne pénétrez jamais sans précautions en terrain boisé ou inconnu,
n’acceptez jamais des habitants de la nourriture ou de l’eau avant qu’ils n’y
aient eux-mêmes goûté, n’hésitez jamais à égorger impitoyablement ces
misérables fils de chien… » Pourtant, tous étaient convaincus, et Frédéric
le premier, qu’une telle situation ne pourrait se prolonger longtemps. La
dureté et la profusion des châtiments exemplaires ne tarderaient pas à faire
rentrer le torrent dans son lit. Il suffisait de pendre et de fusiller
davantage de cette racaille inculte et fanatique, achevant ainsi une fois pour
toutes la pacification de l’Espagne, pour pouvoir continuer à se consacrer à de
plus glorieuses entreprises. On disait que l’Angleterre préparait un important
débarquement dans la Péninsule, et ça, au moins, c’était un ennemi auquel il
était possible de se mesurer d’égal à égal – brillantes charges de
cavalerie, mouvements de grandes unités, batailles aux noms glorieux qui
figureraient dans les livres d’histoire et vaudraient à Frédéric Glüntz de
gravir les degrés de l’honneur et de la renommée, à la différence de cette
campagne où l’on voyait à peine le visage de l’ennemi. De toute manière, si les
prévisions se confirmaient, demain pourrait être le premier des grands jours à
venir. Les deux divisions du général Darsand avaient en face d’elles une
véritable armée organisée, dont le gros était constitué d’unités régulièrement
encadrées. Quelques heures encore, et le sous-lieutenant Glüntz de Strasbourg
connaîtrait le baptême du feu et du sang.
Bourmont vidait soigneusement sa pipe, sourcils froncés,
concentré sur sa tâche. À travers la toile de la tente leur parvint le lointain
grondement d’un orage, vers le nord.
— J’espère qu’il ne pleuvra pas demain, commenta
Frédéric, avec une légère et soudaine inquiétude.
Dans la cavalerie, la pluie était synonyme de boue, de
difficultés pour faire évoluer les escadrons. Il fut assailli un instant par la
vision démoralisante de montures immobilisées dans la fange.
Son ami fit non de la tête.
— Je ne crois pas. On m’a dit qu’à cette époque de
l’année, en Espagne, il pleut très peu. Avec un peu de chance, rien ne viendra
s’opposer à ce que tu aies ta charge de cavalerie.
Il sourit de nouveau, et cette fois encore son sourire était
franchement amical.
— Je veux dire « nous », bien sûr : tous
les deux.
Frédéric rendit mentalement grâce à ce « tous les
deux ». Elle était belle, cette amitié sous la tente de campagne, à la
lumière de la lampe à huile, la veille d’une bataille. Ah, Dieu ! que la
guerre pouvait parfois être jolie !
— Tu vas rire, dit-il à voix basse, conscient que
l’heure se prêtait aux confidences. Mais j’ai toujours imaginé ma première
charge sous un soleil radieux, uniformes et sabres au clair étincelant au
soleil, dans le nuage de poussière du galop…
— « L’instant suprême où l’on n’a d’autres amis
que son cheval, son sabre et Dieu », récita Bourmont, les yeux mi-clos
pour retrouver la phrase exacte.
— Qui a écrit ça ?
— Je l’ignore. Je veux dire que je ne me souviens pas.
Je l’ai lu un jour, il y a bien longtemps ; dans un livre de la
bibliothèque de mon père.
— C’est pour ça que tu es hussard ? demanda
Frédéric.
Bourmont resta quelques instants songeur.
— C’est possible, conclut-il. En fait, j’ai toujours
été curieux de savoir si l’ordre des mots était bien le bon. À Madrid, j’ai
décidé que le meilleur ami était le sabre.
— Peut-être changeras-tu d’avis demain : et tu
décideras que c’est Rostand, ton cheval. Ou Dieu.
— Oui, peut-être. Mais je crains fort que, sommé de
choisir entre les deux, je préfère ne pas me priver de mon
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