Le hussard
dix heures.
Le lieutenant Philippo s’approcha, en conversation animée
avec Bourmont. Ils laissèrent leurs chevaux s’abreuver et rejoignirent
Frédéric. Philippo était un hussard dont le visage ressemblait à celui d’un
gitan, nattes et moustache noires, peau très brune tirant sur l’olivâtre. Il
était de taille moyenne, un peu plus petit que Frédéric et beaucoup plus que
Bourmont, et il avait l’habitude de jurer en italien, langue qu’il parlait parfaitement
car sa famille était d’origine transalpine. C’était un personnage fort imbu de
sa personne, extrêmement soigné dans sa mise, et, affirmait-on, très courageux.
Il avait combattu à Eylau et à Madrid, au parc de Monteleón, et livré cinq
duels, toujours au sabre, en tuant deux de ses adversaires. Les femmes, cause
de sa renommée de bretteur, étaient sa faiblesse, et nombreux étaient ceux qui
assuraient qu’elles étaient aussi sa ruine. Il avait coutume d’emprunter de
l’argent à tout le monde et de le rendre en contractant de nouvelles dettes.
Philippo serra cérémonieusement la main de Frédéric.
— Félicitations, Glüntz. On m’a dit que votre première
mission avait été couronnée de succès.
Bourmont souriait, heureux du compliment adressé à son ami.
Frédéric haussa les épaules ; dans le régiment, il était de mauvais ton de
donner de l’importance à une action personnelle, et accorder quelque
considération à une patrouille de routine effectuée sans incident ne pouvait
être que fort mal venu.
— Je la qualifierais plutôt d’ennuyeuse, répondit-il
avec la modestie voulue. Les nôtres avaient déjà délogé les Espagnols du
village, et donc il n’y avait plus rien d’intéressant.
Philippo s’appuya des deux mains sur son sabre. Il aimait se
donner des allures de vétéran.
— Vous aurez l’occasion de connaître des sensations
plus fortes, dit-il de l’air mystérieux d’un homme qui ne raconte pas tout ce
qu’il sait. Je tiens de bonne source que nous allons entrer en ligne d’ici peu.
Fortement intéressés, les deux sous-lieutenants dévisagèrent
Philippo. Celui-ci se rengorgea, content de son effet.
— Mais oui, chers amis, ajouta-t-il. D’après ce qu’a
dit Dembrowsky tout à l’heure dans un de ses rares moments de loquacité,
Darsand continue d’essayer de couper aux Espagnols le passage vers les
montagnes. Le problème, c’est la colonne Ferret.
— Ferret ? demanda Bourmont. D’après mes
informations, il devrait être en train de renforcer notre flanc gauche.
Philippo eut un geste de dédain, comme s’il mettait en doute
les capacités militaires du colonel Ferret.
— C’est bien là le hic, expliqua-t-il. Ferret, qui
devrait être ici depuis un bon moment, n’est pas encore arrivé. Dans ces
conditions, il est possible qu’on fasse appel à nous avant l’heure prévue, pour
désorganiser les lignes ennemies qui sont de l’autre côté de ces collines.
— C’est Dembrowsky qui a dit ça ? interrogea
Frédéric, excité par les confidences de Philippo ; il se voyait déjà
marchant à l’ennemi.
— Non, ce dernier point n’est qu’une supposition. Mais
ça me semble élémentaire. Nous constituons la seule force mobile du secteur et,
de surcroît, l’unique régiment qui ne soit pas encore entré dans la bataille.
Les autres sont au feu depuis longtemps, excepté le 8 e léger,
qui reste en réserve.
— Nous avons vu des dragons tout à l’heure, fit
remarquer Bourmont.
— Oui, je sais. On m’a dit qu’ils sont employés par
petits groupes pour des missions de reconnaissance tout le long de la ligne.
Mais nos quatre escadrons, eux, sont bien là.
Frédéric ne partageait pas la certitude de Philippo.
— Je ne vois que ceux-là, objecta-t-il en indiquant la
masse immobile des cavaliers visibles depuis l’escadron. Ceux-là et nous. Et
comme un et un font deux, cela ne fait qu’un demi-régiment.
Philippo eut une grimace agacée.
— Vous m’ennuyez avec votre arithmétique germanique,
Glüntz, riposta-t-il, gêné. Vous êtes jeune, vous n’avez pas encore
d’expérience. Faites confiance à ce que vous dit un vétéran.
— C’est raisonnable, renchérit Bourmont, et Frédéric se
montra très vite d’accord.
— J’aimerais bien savoir qui a l’avantage, reprit-il en
se tournant dans la direction du champ de bataille.
— Ah çà ! pas moyen de le savoir pour l’instant,
affirma Philippo. Il semble
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