Le hussard
l’observation. Il rengaina son sabre et
caressa la crinière de Noirot en étudiant avec une indifférence appuyée la
scène où se déroulait l’escarmouche.
— Quelle est la situation ?
Le sergent se gratta une oreille, regarda encore le bois,
puis le jeune officier et ses hommes. Il semblait amusé de voir que les
superbes uniformes des nouveaux venus étaient presque aussi trempés que le
sien.
— Nous sommes du 78 e de ligne, dit-il, sans
nécessité, car il portait le numéro de son régiment sur son shako. Nous sommes
arrivés dans le village un peu avant l’aube, et nous les en avons délogés. Un groupe
est resté là, juste devant, et nous sommes en train de nous occuper d’eux.
— Quels effectifs occupent le village ?
— Une compagnie, la 2 e . Répartie un peu
partout.
— Qui commande ?
— Le capitaine Audusse. La dernière fois que je l’ai
vu, il était près du clocher de l’église d’où il dirige la compagnie. Le reste
du bataillon est à une demi-lieue au nord, déployé le long du chemin qui mène à
un endroit appelé Fuente Alcina. C’est tout ce que je peux vous dire. Si vous
voulez d’autres détails, adressez-vous au capitaine.
— Ce n’est pas nécessaire.
Du bois, trois ou quatre coups de feu furent tirés presque
simultanément et l’un d’eux passa à ras de terre, près d’eux. Un soldat qui se
tenait derrière le muret poussa un cri et laissa choir son fusil. Puis il
recula en titubant et en regardant avec stupéfaction son ventre taché de sang.
Le sergent se désintéressa des hussards et fit quelques pas
en direction de ses hommes.
— Couvrez-vous, bande d’abrutis ! On est ici pour
déloger ceux d’en face, pas pour leur servir de cibles !… Mais que diable
fait Durand ?
Un hussard se dressa sur ses étriers, épaula sa carabine et
fit feu. Puis il sifflota entre ses dents tout en rechargeant son arme et en
poussant la baguette dans le canon. À une centaine de mètres sur la gauche,
sortant de derrière des figuiers de Barbarie, une file de soldats venant du
village avançait en s’arrêtant pour tirer, recharger et reprendre sa marche. Le
sergent leva son sabre et se mit à courir vers le muret.
— En avant ! En avant ! Voilà Durand !
Allons les rejoindre !
Les soldats, baïonnette au canon, se redressèrent. Le
sergent sauta de l’autre côté du muret, et ils le suivirent en criant. Seuls
restèrent dans la position le blessé à la tête bandée et celui qui était touché
au ventre : il regardait d’un air stupide le sang qui coulait le long de
ses cuisses, comme s’il refusait de croire que ce liquide rouge sortait de son
corps.
Frédéric et ses hommes demeurèrent quelques instants à
observer l’avance des deux lignes bleues qui convergeaient vers les arbres dans
la fumée de la poudre. Trois ou quatre taches bleues plus petites s’en
détachèrent et restèrent couchées sur le terrain tandis que l’ensemble
poursuivait son chemin.
Ils s’attardèrent encore un peu à regarder. Puis, quand les
deux files furent arrivées à la lisière du bois, les hussards firent volte-face
et sortirent du village au galop pour rejoindre l’escadron.
*
Ainsi, c’était cela. De la boue aux genoux et du sang sur le
ventre, la stupéfaction peinte sur les traits des morts, des cadavres
dépouillés, de la pluie et des ennemis invisibles dont seule la fumée de leurs
tirs indiquait la présence. La guerre anonyme et sale. Il n’y avait pas la
moindre trace de gloire sur le soldat qui gémissait, la tête bandée et la
figure dans les mains, ni sur l’autre blessé qui contemplait ses tripes
répandues comme on formule un reproche.
Frédéric mit son cheval au trot allongé. Dans son dos
chevauchaient, imperturbables, les six hussards, qui n’avaient fait aucun
commentaire sur la scène à laquelle ils venaient d’assister. Le jeune homme,
cependant, sentait se bousculer les questions sans réponse ; il eût aimé
être seul pour les exprimer à voix haute.
Ils repassèrent devant les trois morts du chemin et, cette
fois, Frédéric garda les yeux rivés sur eux jusqu’au moment où ils furent
derrière lui. Il n’avait jamais pensé qu’un cadavre pouvait être aussi
atrocement dépourvu de vie. Quand il s’imaginait lui-même mort, il se voyait
avec les yeux fermés et une expression paisible sur le visage ; ou même avec
un léger sourire figé à jamais aux commissures des lèvres. Un camarade
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