Le hussard
que notre flanc droit éprouve quelques difficultés
à se maintenir. Ils ont demandé des renforts d’artillerie et l’on attend d’un
moment à l’autre l’entrée en ligne du 8 e léger. Nous devrions
leur prêter main-forte d’ici peu.
— Voilà qui ne me déplairait pas, affirma Bourmont.
Philippo tapota la poignée de son sabre d’un air faraud.
— Et moi donc ! Dès que nous montrerons le bout de
notre nez de l’autre côté de ces crêtes, les Espagnols décamperont comme s’ils
avaient le diable à leurs trousses. Cazzo di Dio !
Frédéric détacha la capote roulée sur sa selle et l’étendit
par terre, sous le tronc d’un olivier. Il ôta son colback, prit sa gourde et
s’allongea en mordant dans un morceau de biscuit sec tiré de sa sacoche. Les
autres l’imitèrent.
— Quelqu’un aurait-il du cognac ? demanda
Philippo. Même si ce n’est que de l’eau-de-vie, je ne refuserai pas un coup.
Bourmont lui tendit une flasque sans dire mot. Les hussards
avaient eu le temps de s’approvisionner avant de quitter le camp, mais sans
doute le lieutenant avait-il épuisé ses réserves. Philippo la porta à ses lèvres
avec un soupir de satisfaction.
— Ah, mes chers amis !… Ça ressusciterait un mort.
— Pas ceux que j’ai vus, murmura Frédéric dans un accès
d’humour noir dont il fut le premier étonné.
Surpris, les autres le regardèrent.
— Au village ? demanda Bourmont.
— Oui, trois ou quatre. Presque tous des Espagnols. On
leur avait pris leurs bottes.
— Si c’étaient des Espagnols, cela me semble bien,
approuva Philippo. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un mort peut faire de bottes ?
— Rien, répondit Bourmont, lugubre.
— Parfaitement : rien. Tandis qu’elles peuvent
toujours servir à un vivant.
— Jamais je ne dépouillerai un cadavre, dit Frédéric,
la mine sombre.
Philippo haussa un sourcil.
— Pourquoi ? Les morts s’en fichent bien.
— C’est indigne.
— Indigne ? – Philippo éclata d’un rire
aigu. – C’est la guerre, mon cher. Naturellement, ce sont là des choses
que l’on n’apprend pas à l’École militaire. Mais vous apprendrez, je vous
l’assure… Imaginez, Glüntz, que vous marchiez sur un champ de bataille après
une dure journée sans avoir avalé une bouchée et que vous trouviez un soldat
mort, le sac bien garni. Vos scrupules vous empêcheront-ils de vous
restaurer ?
— Je préfère mourir de faim, dit Frédéric avec une
conviction absolue.
Philippo hocha la tête, réprobateur.
— Je vois que vous n’avez guère eu faim dans votre vie,
mon vieux… Et vous, Bourmont, renonceriez-vous aux victuailles, si vous étiez à
la place de notre jeune ami ?
Bourmont tordit une pointe de sa moustache, dubitatif.
— Je crois que je ferais comme lui, dit-il finalement.
Je n’aime pas dépouiller les morts.
Philippo eut un claquement de langue découragé.
— Vous êtes indécrottables. Voilà bien le problème des
âmes pures : elles considèrent la vie comme un rêve couleur de rose. Mais
vous changerez, j’en suis sûr. Peut-être pas plus tard qu’aujourd’hui.
Dépouiller les morts, avez-vous dit ? Bah ! Cela n’est rien. Vous
n’avez jamais entendu parler de ces bandes répugnantes de détrousseurs qui
suivent les armées en campagne et qui, la nuit, après la bataille, se glissent comme
des ombres au milieu des cadavres et des blessés pour leur arracher jusqu’au
dernier objet de valeur ? Ces charognards n’hésitent pas à achever les
mourants pour les voler, ils coupent les doigts pour s’emparer des alliances,
ils disloquent les mâchoires pour s’emparer des dents en or… Comparé à ce que
fait cette racaille, prendre un quignon de pain ou une paire de bottes est un
enfantillage… Ah, décidément, j’insiste, ça ressusciterait un mort !
proclama-t-il en rendant la flasque à Bourmont et en rotant discrètement. Corpo
di Cristo, j’en avais bien besoin. Nous avons été un peu saucés ce matin,
hein ? Et comme nous ne savions pas où diable nous allions, ni si le
combat était ou non imminent, nous avons tardé à mettre nos capotes. Seuls le
vieux Berret et ce poseur de Dembrowsky le savaient, et ils n’en ont pas
soufflé mot. D’ici peu, les deux tiers de l’escadron éternueront. Encore une
chance qu’il ne pleuve plus.
Un éclaireur arrivait au trot. Il se dirigeait à coup sûr
vers le tertre ou se tenaient Berret et les autres. Les
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