Le Japon
quasi morbide pour la souffrance et la mort.
L’H. : C’est ce qui favorise l’arrivée au pouvoir de l’armée ?
J.-L. M. : L’armée se retrouve de facto à la tête de l’État à partir de 1936 : la plupart des Premiers ministres, une grande partie des ministres sont dès lors des militaires, et la composition aussi bien que le programme des gouvernements sont décidés en concertation avec les États-majors. En février 1938, les militaires imposent une loi de mobilisation nationale qui leur permet de s’emparer de l’ensemble des leviers de commande et d’obtenir un droit de contrôle sur l’industrie en cas de guerre, ce qui sera effectif en 1941.
Cette armée organisée à l’occidentale est cependant caractérisée par un néotraditionalisme (en 1935, on contraint officiers et sous-officiers à porter le sabre), une grande rigidité (les militaires du rang sont constamment brutalisés par leurs supérieurs) et une hiérarchie presque féodale (on voit des soldats japonais se disputer l’honneur de savonner le dos de leurs sous-officiers). La discipline est d’une grande sévérité, le moindre signe de peur entraînant des peines extrêmement lourdes – alors même qu’il y aura très peu de sanctions pour crime de guerre.
L’armée est massivement composée de ruraux, qui ont souvent vécu misérablement et sont rarement sortis de leur région d’origine. Cela les rend extrêmement malléables et soumis. Ils vivent eux-mêmes dans des conditions suffisamment rudes pour ne pas être très compatissants vis-à-vis des souffrances d’autrui.
Le nombre de soldats va s’accroître progressivement. Avant 1941, la mobilisation est loin d’être générale ; on compte entre 1 et 1,5 million de soldats en Chine et en Mandchourie. Mais, à la fin de la guerre, en 1944, ils sont environ 9,5 millions.
L’H. : Vous avez évoqué la violence de l’armée. Cette violence est-elle générale ? Quelle forme prend-elle ?
J.-L. M. : Il y a d’abord les crimes et tueries perpétrés dans le cadre des combats, cette longue traînée de sang qui correspond aux huit années de guerre entre 1937 et 1945. Tout commence par un grand massacre, celui de Nankin (alors la capitale chinoise) en décembre 1937, qui fait entre 50 000 et 90 000 morts. Cela se termine par un autre massacre d’ampleur à peu près équivalente aux Philippines, à Manille, en février-mars 1945.
À Nankin, ce sont avant tout les prisonniers de guerre chinois qui sont visés, même si la population civile a subi des coups très durs. À Manille, l’armée japonaise ne se trouvant plus dans un contexte de conquête, il s’agit plutôt d’une sorte de massacre indiscriminé et anarchique de la population civile.
Entre ces épisodes, il n’y a pas de massacres de même ampleur, mais on retrouve une forte tendance à utiliser une extrême violence dès que l’occasion se présente. Cette violence se concentre sur les populations les plus rebelles. Les Chinois sont particulièrement visés, en Chine et ailleurs. Quand l’armée japonaise arrive à Singapour en février 1942, elle tue ainsi entre 5 000 et 10 000 jeunes Chinois, en représailles de l’aide financière considérable apportée par les Chinois d’outre-mer à la république de Tchang Kaï-chek. Dans les zones du nord de la Chine, où les guérillas sont particulièrementpuissantes, des opérations de « pacification », dites sanko (les « trois-tout », c’est-à-dire tout tuer, tout brûler, tout détruire), font plusieurs millions de morts entre 1940 et 1943.
Les exactions touchent aussi les Philippins, qui résistent avec une grande énergie. Ces débordements de violence sont comparables aux atrocités commises par l’armée allemande. Si un attentat est perpétré contre un soldat japonais, c’est toute la population d’un village qui est souvent anéantie. En Asie, les « Oradour-sur-Glane » se comptent par dizaines aux Philippines et par centaines, voire par milliers en Chine.
Cette violence se retrouve à une moindre échelle dans tous les pays contrôlés par l’armée japonaise. À partir de décembre 1941, elle s’exerce également aux dépens des Occidentaux militaires et civils, en particulier aux Indes néerlandaises, qui comptent 200 000 Hollandais et métis.
Il y a aussi des cas d’utilisation de cobayes humains pour des expérimentations médicales, bactériologiques et chimiques. On inocule des
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